Boris CYRULNIK au Salon des invités de Par 4 chemins

À partir du cybercarnet de Michel Saint-Denis, errance, ce document à propos d’un événement: Jacques Languirand rencontre Boris Cyrulnik. Décidément, c’est la fin de semaine des découvertes de « grandes âmes ». Après Yvan Illich, vendredi soir, c’est cet amant de la résilience qui occupe mon dimanche soir (entrecoupé de belles scènes de « Good Will Hunting »).
Au fil des pages du dossier du salon des invités, je « m’accroche » sur l’entrevue dont les propos ont été recueillis par Anne Terrier:
On dit que le père, symboliquement, représente la loi. Lorsque le père est absent ou défaillant, que devient le rapport à la loi ?
« Le père ne représente la loi que dans une culture patriarcale. En réalité, le père représente le pouvoir séparateur : il est celui qui sépare la mère de l’enfant, qui l’empêche d’être toute-puissante et de garder son enfant dans une prison affective. Sinon, après la lune de miel de la petite enfance suivra la lune de fiel de l’adolescence, puisque l’enfant a besoin, pour grandir, de se séparer de sa famille, donc de sa mère. Si le père n’a pas joué son rôle de séparateur, c’est la haine qui jouera ce rôle.
Nous ne sommes plus dans une société où les femmes sont le deuxième sexe et où le père représente Dieu, ou Napoléon, dans la famille. Actuellement, les pères sont nettement moins grandiloquents. Néanmoins, la mère doit laisser le père jouer son rôle de séparateur. Elle doit lui attribuer un pouvoir pour que les enfants, dans leur tête, puissent faire une place au père et ainsi se séparer de leur mère pour grandir.
Il ne faut plus raisonner en termes de relations mère-enfant ou père-enfant, mais de triangle parental. L’enfant se développe de façon différente selon qu’il est structuré par une mère seule, par un père qui représente la loi comme au Moyen Age, ou par un triangle parental.
 »
La lecture complète du document m’a ravi… surtout quand je me rappelle le billet récemment écrit sur le thème « des difficultés scolaires des garçons« . Voilà des arguments qui me renforce dans mes convictions…
Il faudrait que je me souvienne d’écouter davantage cette émission tous les dimanches soir de 20 h à 23 h, sur la Première Chaîne de Radio-Canada. Jacques Languirand y tient l’antenne depuis près de 32 ans…
NDMTDG. Michel récidive en date de ce 19 janvier 2003 avec ce portrait de Cyrulnik répertorié sur lexpress.fr qui lui-même mène à une super entrevue faite par Marie Huret : «La résilience, c’est arracher du plaisir»
NDMTDG-2 En date de ce mercredi 29 janvier 2003, je reçois par l’entremise de Serge Côté de la DGFJ (merci à vous et à Mme Roberge) cette transcription (travail « de moine ») de l’entrevue intégrale réalisée par Stéphan Bureau auprès de Boris Cyrulnik, entrevue rediffusée à RDI le 6 décembre 2002, à 20 h. Bonne lecture sous l’hyperlien qui suit…


Stéphan Bureau : Boris Cyrulnik, bonjour.
Boris Cyrulnik : Bonjour.
Stéphan Bureau : Je dois dire que c’est un grand plaisir de vous avoir avec nous.
Boris Cyrulnik : C’est un plaisir pour moi.
Stéphan Bureau : Ça faisait longtemps que l’on attendait de se retrouver, maintenant ça marche. Alors commençons. Vous semblez dire que les Hommes que nous devenons avec un « h » majuscule dépendent pour l’essentiel des enfants que nous avons été. On n’y échappe pas du tout.
Boris Cyrulnik : Papa Freud savait qu’un jour vous poseriez cette question. Il y a répondu, je crois, au début du 20e siècle. Vous étiez encore jeune.
Stéphan Bureau : Très jeune. J’arrivais dans le monde.
Boris Cyrulnik : Et il dit que l’enfant est le père de l’homme, c’est-à-dire que ce qu’on est dans notre enfance, ce qui est imprégné dans notre mémoire, les acquisitions préférentielles, les sensibilités préférentielles déterminent l’homme qu’on deviendra. Et ça, je crois que c’est très vrai. Mais c’est notre histoire qui nous détermine. C’est pas une chose qui provoque un effet. C’est mille déterminants qui nous façonnent sans arrêt tant qu’on vit, c’est-à-dire pendant 120 ans.
Stéphan Bureau : Mais ce que j’ai découvert en vous lisant, et on reviendra à la question de ce qui compose les récits de société, c’est qu’on est façonné par des expériences qui précèdent notre naissance, vous dites jusqu’au stress de la mère?
Boris Cyrulnik : Oui.
Stéphan Bureau : Qui vient, je ne sais si c’est la bonne expression, mais intoxiquer l’enfant par-delà le placenta.
Boris Cyrulnik : Alors oui.
Stéphan Bureau : On est déjà marqué par cela.
Boris Cyrulnik : Alors on sait maintenant que le stress de la mère et que la parole de la mère se passent au bébé qu’elle porte. Mais le stress de la mère se passe parce que les molécules du stress sont de très petites molécules qui passent très facilement le filtre du placenta. Donc, il y a trente ans, quand on a commencé à travailler ce sujet, on a provoqué beaucoup d’étonnement, et aujourd’hui il n’y a qu’à, il n’y a qu’à s’asseoir dans un fauteuil et on regarde l’écran de l’échographie, on filme l’écran. On laisse la dame et le bonhomme in situ, on les laisse tranquille et on constate. On stresse la mère. Pour la stresser, on ne peut pas aller trop loin quand même. Vous savez comment sont les femmes. Elles protesteraient. Alors on les stresse en faisant quelques secondes de silence. C’est très stressant. Et puis, tout d’un coup on dit : madame, voulez-vous chanter? Alors ça, en France, c’est très stressant. Mais si vous posez la même questionŠ
Stéphan Bureau : Parce qu’on pourrait avoir l’air fou.
Boris Cyrulnik : Parce qu’en France, malheureusement, on a peur de chanter alors que la même question en Irlande ou en Pologne vous ne les arrêtez pas de chanter pendant trois semaines. Mais en France, ça les stresse. Et on voit que leur c¦ur s’accélère. Instantanément, le c¦ur du petit s’accélère et il réagit par des changements de posture. Donc, ça veut dire que les molécules du stress se passent très, très vite, presque instantanément. Mais la jeune mère, elle, est une adulte « historisée » qui est stressée par des représentations : le fait d’être mère, le fait d’avoir ça dans ma mémoire, est-ce que je serai capable d’être mère? Est-ce que mon mari va être sympathique avec moi? Donc c’est des représentations verbales qui peuvent stresser la mère. Et le bébé, c’est une molécule qui le stresse. Or le propre des molécules, c’est que ça s’élimine très vite alors qu’une représentation dure beaucoup plus longtemps.
Stéphan Bureau : C’est pernicieux, ça?
Boris Cyrulnik : Voilà. Ça veut dire que le bébé oublie beaucoup plus vite que la mère.
Stéphan Bureau : Mais déjà peut être marqué par ces stress?
Boris Cyrulnik : Alors il peut êtreŠ
Stéphan Bureau : Est-ce qu’on l’est durablement dans le fond?
Boris Cyrulnik : Alors voilà, la question c’est ça. Le stress de la mère est plus durable parce qu’il est provoqué par une représentation, une idée, un discours, un récit alors que le stress du bébé, étant provoqué par une molécule, s’efface très vite. De plus, la plasticité des cellules nerveuses du bébé est fantastique. On secrète des centaines de milliers de neurones chaque jour qu’on synaptise. C’est-à-dire qu’il y a un stress pour le bébé, mais la synaptisation, c’est-à-dire les circuits sont tellement rapides et tellement nombreux que si on sécurise la mère, le bébé est sécurisé beaucoup plus vite qu’elle.
Stéphan Bureau : Cependant, ce qu’on constate, c’est qu’une fois qu’on est sorti du ventre de sa mère, enfin c’est ce que vous dites particulièrement dans Le Vilain Petit Canard, on bâtit très rapidement dans les semaines et les mois qui suivent la naissance des réseaux fondamentaux et qui seront garants de ce que nous sommes plus tard. C’est-à-dire que si on sécurise le nouveau-né, il sera bien plus apte à survivre à l’existence, si je peux dire, que si on loupe cette étape.
Boris Cyrulnik : AlorsŠ
Stéphan Bureau : Parce qu’on disait : tout se joue avant 5 ans, à une époque, ou 6 ans, et vous semblez dire vous : tout se joue avant l’âge de 10 mois.
Boris Cyrulnik : Alors Anna Freud a répondu à votre question.
Stéphan Bureau : On aurait dû l’inviter.
Boris Cyrulnik : La famille Freud, décidément, vous les convoquez beaucoup. Alors Anna Freud dit : la vie et les déterminants précoces de la vie psychique c’est comme une partie d’échecs. Les premiers coups donnent la direction de la partie, mais tant que la partie n’est pas terminée, il reste de jolis coups à jouer. Or notre partie, elle se termine vers 115, 120 ans. Puisque qu’on a génétiquement droit à 120 ans d’existence. Alors après 120 ans, on peut commencer à douter. Mais jusqu’à 120 ans, on peut jouer le joli coup.
Stéphan Bureau : Théoriquement on peut le jouer.
Boris Cyrulnik : Voilà.
Stéphan Bureau : Mais je ne sais pas si c’est Anna Freud qui a poussé si loin mais en lisant Le Vilain Petit Canard, ce que je réalisais, c’est que dans votre théorie de la résilience, et on pourra élaborer la-dessus, et je ne sais pas si c’est votre théorie de la résilience, et vous dites : ce qui fait que les individus seront en mesure d’affronter les épreuves de la vie, pour beaucoup, se détermine dans une période qui est d’ailleurs antérieure à la mémoire.
Boris Cyrulnik : Oui, c’est antérieur à la mémoire, au souvenir.
Stéphan Bureau : Au souvenir?
Boris Cyrulnik : Mais pas à la mémoire. C’est-à-dire que la mémoire trace des circuits dans le cerveau, c’est pour ça qu’il y a déjà une forme de mémoire très précoce dès les dernières semaines de la grossesse. Mais c’est une mémoire qui ne crée pas de souvenirs. Parce que pour se souvenir, il faut se faire des images, il faut se rappeler comment on était quand on était enfant, il faut se rappeler comment on parlait en nous ou autour de nous.
Stéphan Bureau : Ça prend le verbe, alors pour se souvenirŠ presque? Pour être capable de nommer les choses.
Boris Cyrulnik : Absolument, voilà. C’est l’origine verbale de la mémoire et même c’est ce que vous venez de dire, c’est-à-dire que c’est l’aspect intentionnel de la mémoire. Je vais chercher dans mon passé les images, les mots qui vont caractériser mon histoire, mon identité. Mais la mémoire existe avant ça. Et c’est l’acquisition, la création de sensibilités préférentielles. Mais cet attachement précoce qui effectivement se met en place au cours des 10, 12 premiers mois de la vie. Si le milieu affectif de l’enfant est stable. Une mère, un père puisqu’on sait maintenant que les pères peuvent être de bonnes mères. Donc si le milieu affectif est stable autour de l’enfant, l’enfant apprend à son insu, il ne sait pas qu’il apprend. Ça s’imprègne en lui, ça façonne des aptitudes à aimer qui sont faciles. L’enfant, il est agréable à aimer. Il sourit. Il répond. Il joue. On a envie de s’occuper de lui et ça correspond à deux enfants sur trois. Mais à l’âge de 10 ou 12 mois, un enfant sur trois n’a pas pu apprendre cette manière agréable d’aimer parce qu’autour de lui ça souffrait. La mère souffrait. Le père n’était pas sympathique. La société avait abandonné ce couple, l’enfant avait été malade enfin, les scénarios tragiques de la vie. Et un enfant sur trois, quelle que soit la culture, quel que soit le niveau socioculturel des parents a appris à aimer de manière difficile. Soit il se balance, soit il est ambivalent.
Stéphan Bureau : Dans ses rapports avec autrui?
Boris Cyrulnik : Par ses rapports. Toi ma mère, tu arrives, je me jette sur toi et je te mords parce que tu m’as quitté ou je te tape dessus parce que tu m’as quitté et c’est parce que je t’aime que tu as eu le pouvoir de me faire souffrir. Donc, c’est parfaitement ambivalent. Et puis, quelques enfants sont confus, c’est-à-dire que quelles que soient leurs relations, ils ne savent exprimer que leur détresse. Donc, ça c’est un déterminant précoce. C’est une tendance. C’est pas une fatalité. C’est une tendance. Si on ne fait rien, voilà, c’est parti. Mais on n’est pas obligé de ne rien faire.
Stéphan Bureau : Dans la réflexion que vous faites sur la résilience, et on pourrait peut-être expliquer ce que c’est que la résilience, tout le monde n’est pas familier avec le concept. D’autant qu’on a souvent l’impression que la résilience vient de l’expression anglaise « resilient », capacité à surmonter?
Boris Cyrulnik : Eh bien les Anglais ont volé ce mot aux Français. Puisque j’habite à Toulon où il y a beaucoup de marins et les marins emploient ce mot tous les jours. Un sous-marin est résilient quand il résiste aux pressions du milieu et qu’il continue sa route. Donc, c’est un mot qui vient du latin, « resalire », ressaut, rebondir, ressauter, résilier un contrat avec le passé et continuer sa route.
Stéphan Bureau : Et qu’est-ce que c’est la résilience pour les individus et particulièrement pour les enfants?
Boris Cyrulnik : Alors, nous, on fait une métaphore de ce mot et ça veut dire qu’un enfant devient résilient quand il est capable de reprendre un type de développement malgré un traumatisme qui l’a déchiré et même parfois dans des circonstances adverses.
Stéphan Bureau : Extrêmes?
Boris Cyrulnik : Extrêmes. Il peut quand même reprendre un type de développement, c’est-à-dire que là, c’est le contraire du déterminisme, c’est-à-dire que là, c’est toujours négociable, même avec un grave traumatisme et même dans des circonstances extrêmes, il y a toujours des transactions possibles.
Stéphan Bureau : C’est vrai pour tous les individus ou à peu près?
Boris Cyrulnik : Il fautŠ non, c’est pas vrai pour tout le monde parce qu’il y a des fracas insurmontables, il y a des fracas très graves. Mais le traumatisme, c’est très fréquent. Vous savez l’Organisme mondial de la santé a rendu observable qu’une personne sur deux a eu ou aura un traumatisme grave au cours de sa vie.
Stéphan Bureau : Qu’est-ce qu’on qualifie de traumatisme grave? Une mort brutale?
Boris Cyrulnik : Alors on ne peut parler de traumatisme que si on a été mort. Et ça ce n’est pas une figure de rhétorique. Tous les gens qui ont été traumatisés le disent comme ça. Barbara, la chanteuse dit : j’ai été morte jusqu’à l’âge de 25 ans parce qu’elle a connu la persécution de la Gestapo et le viol par son père. J’ai été morte jusqu’à l’âge de 25 ans. J’ai repris vie quand j’ai commencé à chanter. Georges, l’écrivain, abandonné dans son enfance, dit : j’ai été mort jusqu’à ce que quelqu’un me dise : au lieu de faire des bêtises, tu ferais mieux d’écrire, et je repris ma vie. C’est pas une figure de rhétorique. Les gens ont été morts. Et quand on travaille dans les catastrophes naturelles, il y a toujours invinciblement trois questions que les blessés posent à tous les coups : qu’est-ce qui s’est passé? Est-ce que je suis vivant? Est-ce que ça va recommencer? C’est les trois questions invincibles et c’est celui qui n’est pas là qui doit répondre à celui qui était là. Parce que celui qui était là est déchiré psychiquement. Je ne sais plus qui je suis, qu’est-ce que je fais? Est-ce que je suis mort, est-ce que je suis vivant? Qu’est-ce qui s’est passé? Comment je vais faire pour m’en sortir? Voilà. Ça c’est le traumatisme. Donc 50% de la population a connu un traumatisme grave dans sa vie et 100% de la population n’a pas échappé aux épreuves de la vie.
Stéphan Bureau : Boris Cyrulnik, je vous arrête un instant. On fait une courte pause. On poursuit notre entretien dans quelques instants. À tout de suite.
Stéphan Bureau : Votre intérêt pour la résilience vient de cet examen que vous faites de votre propre vie, comment ai-je survécu à cette guerre?
Boris Cyrulnik : Voilà probablement, il ne faut pas le dire en public, mais c’est vrai quoi. C’est comme ça que la motivation est venue, à cause de la guerre. La contrainte à comprendre pour ne pas se soumettre. C’est-à-dire qu’un enfant blessé par la guerre il y en a beaucoup actuellement ou par les effondrements politiques ou culturels ou économiques, il y en a beaucoup, beaucoup, ou parfois par les effondrements familiaux. Il y en a moins que des effondrements de la guerre, mais ça existe aussi. Ou bien l’enfant se soumet, il est traumatisé et il fait une biographie de victime, ou bien il se rebelle et s’il veut retrouver un peu de liberté, il doit reprendre possession de sa personnalité. Et pour ça, il faut qu’il redevienne lui-même. Donc il faut qu’il comprenne de façon à pouvoir agir. Et là, il peut se reconstruire et prendre une part de liberté, ce qui ne veut pas dire du tout qu’il va oublier son traumatisme.
Stéphan Bureau : Mais vous dites qu’il peut choisir d’incarner une victime ou au contraire de s’en sortir. Vous le savez, vous l’avez plusieurs fois souligné, on culpabilise beaucoup les victimes de ce qu’elles ont été victimes.
Boris Cyrulnik : Tout à fait.
Stéphan Bureau : Et on leur laisse très peu souvent la chance de sublimer leur expérience et de passer à autre chose?
Boris Cyrulnik : Absolument.
Stéphan Bureau : On s’apitoie sur eux.
Boris Cyrulnik : Absolument, et on leur propose, on leur impose des carrières de victimes.
Stéphan Bureau : Alors c’est quoi une carrière de victime?
Boris Cyrulnik : Il t’est arrivé quelque chose de grave. Avec ce qui t’est arrivé, tu es foutu pour la vie. On va te donner une petite pension et sois bien content, dans notre grande générosité, on va travailler pour toi. Tais-toi. Ça, c’est une carrière de victime imposée par notre culture. Je crois que c’est pas acceptable. Tu as été blessé, on va chercher les ressources qui sont en toi, les braises de résilience, ce qui peut permettre encore de revenir à la vie, on va souffler dessus, on va t’entourer et on va te proposer des tuteurs de résilience pour que tu puisses reprendre un type de développement. Ce n’est pas ton développement, tu as été déchiré. Mais c’est un type de développement. Ce qui veut dire qu’avec notre aide, tu vas faire l’effort de reprendre ton développement.
Stéphan Bureau : Ça implique cependant d’être capable d’entendre la douleur qu’a traversée ou le traumatisme qu’a traversé la personne à qui on parle. Et souvent c’est comme si on aimait mieux faire comme si de rien n’était.
Boris Cyrulnik : Voilà. Et ce que vous dites est tellement vrai qu’après chaque guerre, c’est ce qui se passe. Après la Guerre de 1914, en France ou en Europe, où toutes les familles avaient un mort, un gazé des poumons ou une gueule cassée, un infirme grave, toutes les familles. Eh bien, il y a eu une tentative de négation de la Guerre de 1914. On n’en parle pas, c’est fini tout ça. Bien non ce n’est pas finit. Ça agit dans l’esprit des survivants et dans leur corps et ça agit dans l’esprit de ceux qui les côtoient. Donc le seul moyen d’affronter, c’est de ne pas dénier. Or, tout le monde est complice d’un déni, c’est-à-dire celui qui est blessé, n’ayez surtout pas pitié de moi, je vais reprendre ma vie, ou on n’en parle pas, je n’ai pas la force d’en parler, c’est trop dure émotionnellement et vous me faites taire aussi avec vos comportements, vous, les normaux, les « normopathes », vous les anormalement normaux, vous me faites taire en disant : c’est rien tout ça. Une phrase que j’ai entendue après la guerre c’est : « C’est pas la peine d’en parlerŠ »
Stéphan Bureau : C’est fini.
Boris Cyrulnik : « Š nous aussi on a souffert, nous aussi on n’avait pas de beurre pendant la guerre. » Je vous promets que j’ai entendu cette phrase. Ce qui veut dire que les normaux, les « normopathes » n’avaient même pas la force d’imaginer l’horreur.
Stéphan Bureau : Entre ceux qui étaient privés de beurre et ceux qui étaient au camp, même combat, c’était égal?
Boris Cyrulnik : Voilà.
Stéphan Bureau : Alors qu’il y a une hiérarchie de l’horreur quand même.
Boris Cyrulnik : Il y aŠ Ah! Je crois les hommes sont doués pour l’horreur, c’est-à-dire que les hommes sont très malheureux en temps de guerre et je crois qu’ils ne savent pas être heureux en temps de paix. Donc ça fait un choix pas facile ça. Mais les hommes sont doués pour inventer l’horreur. Mais je ne sais pas si il y a une hiérarchie de l’horreur. Je crois que ce qui fait un événement ou un non événement c’est la culture que l’on fait à l’occasion de la déchirure. Par exemple. Le 11 septembre, désormais va faire partie de tous nos récits individuelsŠ
Stéphan Bureau : Et collectifs.
Boris Cyrulnik : Et collectifs. Vous vous rappelez où vous étiez le 11 septembre. Et nous tous, on se rappelle où on était à ce moment-là. On en a parlé, on va faire des films, on va en faire des débats, on va en faire des utilisations idéologiques pour ou contre, on va en faire un événement social. Voilà un événement créé par nos récits, nos émotions. En France, il y a chaque année 8 000 à 9 000 morts sur les routes et 40 000 mutilés à vie sur les routes. On n’en parle jamais. C’est pas un événement. On ne fait d’événement que si on arrive à rendre saillante une horreur. Une horreur qu’on ne rend pas saillanteŠ
Stéphan Bureau : Est aussi horrible.
Boris Cyrulnik : Elle est aussi horrible mais on va l’oublier. Elle n’entrera pas dans
la constitution de nos récits intimes et sociaux.
Stéphan Bureau : Aujourd’hui puisque justement, vous en avez touché un mot, les guerres se multiplient, on parle en anglais de « Low intense city conflict », comme si ces guerres meurtrières étaient moins importantes, ceux qui traverses les épreuves avec succès ont-ils été
dotés de prédispositions qui leur permettront justement de sublimer l’horreur et de faire une vie malgré ce qu’ils ont traversé?
Boris Cyrulnik : Alors je sais pas siŠ Traumatiser un enfant c’est pas le plus sûr moyen de le rendre heureux, hein! Michel Lemay, qui est un grand nom à Sainte-Justine, à Montréal, avec qui on a la chance de travailler régulièrement, nous a expliqué que quand on aura bien mis au point ce concept de résilience, probablement ça changera notre manière d’élever les enfants. Ça changera notre manière de faire des recherches et ça changera certainement notre manière d’aider les enfants blessés. Donc, ce sera probablement Š
Stéphan Bureau : Ça pourrait être une révolution dans la pédagogie?
Boris Cyrulnik : Vous l’avez lu. Vous l’avez lu. C’est ce qu’il dit.
Stéphan Bureau : Ça ne serait pas la première fois du reste, parce qu’il y a 40 ou 50 ans, et c’est vous qui le soulignez plus d’une fois d’ailleurs dans vos livres, on n’imaginait même pas que les enfants aient besoin d’amour pour être élevés.
Boris Cyrulnik : Eh oui!
Stéphan Bureau : Et l’éducation était synonyme non pas de discipline, mais on allait un cran plus loin, de ce que l’on pouvait morigéner et battre les enfants.
Boris Cyrulnik : Tout à fait oui, absolument.
Stéphan Bureau : C’était accepté?
Boris Cyrulnik : C’était la norme culturelle. C’était bien. Les stéréotypes culturels, il ne faut pas en dire de mal parce que c’est eux qui organisent le discours social et c’est eux qui prescrivent des comportements. Par exemple, en France, on va dire jusqu’en 1970, pour faire un schéma, on disait qu’il ne fallait pas entourer les enfants parce que ça les rendait capricieux, donc on les laissait pleurer. On disait qu’il fallait dresser un garçon, donc le battre.
Stéphan Bureau : Comme un cheval?
Boris Cyrulnik : Comme un cheval. Donc, le battre, lui tirer les oreilles, le mettre au cachot, le priver d’aliments, le bousculer pour en faire un homme, c’était l’expression. Et il fallait domestiquer une fille pour la rendre douce et pour la rendre malléable de façon à ce qu’elle puisse bien s’occuper de son foyer. Et c’était nos stéréotypes culturels jusque, on va dire, jusqu’en 1970. Et c’est seulement après 1970 qu’on a commencé à se dire : est-ce que vraiment c’est comme ça qu’on doit élever nos enfants? Et dans les années 45, 50, quand Anna Freud, René Spitz, John Bowlby, à Londres, René Spitz à Stanford et à Genève ont dit qu’il fallait de l’affectivité pour s’occuper de nos enfants, tout le monde a éclaté de rire.
Stéphan Bureau : Alors qu’aujourd’hui, on n’imagine même pas qu’on puisse questionner ce précepte.
Boris Cyrulnik : Ça paraît absurde aujourd’hui d’avoir contesté ça! Comment un enfant pourrait-il se développer sans être aimé? Aujourd’hui, ça nous paraît absurde. Eh bien cet étonnement, cette évidence, c’est le résultat de 30 ans de combat.
Stéphan Bureau : Et aujourd’hui, on accepte que ce soit une composante essentielle.
Boris Cyrulnik : Aujourd’hui, non seulement on pense que l’affectivité est nécessaire au développement des enfants, mais on pense que l’affectivité est nécessaire au développement biologique des enfants, puisque les enfants privés d’affection, les enfants abandonnés, isolés, comme il y en a plus de 100 millions aujourd’hui sur la planète, sont des enfants qui ont des atrophies cérébrales. Une partie du cerveau fond, les neuro-hormonesŠ
Stéphan Bureau : Fond carrément?
Boris Cyrulnik : Ça fond, ça fond, on le voit au scanner.
Stéphan Bureau : Parce que ce n’est pas stimulé?
Boris Cyrulnik : Voilà. Ce n’est pas stimulé. On voit le cerveau fondre. Et on voit les trous au scanner, on voit les sillons. Et si on aime ces enfants dans la banalité du quotidien, c’est-à-dire gronder, nourrir, jouer, enfin s’occuper d’un enfant, on voit au bout d’un an que cette partie du cerveau se regonfle. Donc ça répond aussi à votre question tout à l’heure sur le déterminisme : oui, il y a des déterminismes mais ils ne sont, à longue échéance, que si on fait rien. Si on entoure les enfants, ce sont des déterminismes à courte échéance. Donc oui, bien sûr que ces enfants sont blessés, oui leur cerveau a fondu. Si on ne fait rien, ils resteront fondus.
Stéphan Bureau : Ce qui est très clair, c’est que ces 10 premiers mois ou ces 12 premiers mois d’existence, dans notre capacité à affronter la vie, ces 12 premiers mois sont déterminants?
Boris Cyrulnik : Alors, c’est les mois ou la manière d’aimer, l’attachement s’apprend, s’imprègne dans notre style relationnel le plus facilement. Donc c’est vrai qu’un enfant sans amour, voilà, il est autocentré. Voilà. C’est tout ce qu’il sait faire pendant des jours, des mois, des années comme ça. Donc, il est très, très altéré. Mais si on l’entoure, après le 10e ou 20e mois, il reprendra son développement mais ce sera plus lent parce qu’on aura raté la facilité des premiers mois. Ça reste possible, c’est possible. On en a rattrapé beaucoup, beaucoup. Dès l’instant où notre culture sait que c’est possible, on entoure ces enfants et ces enfants reprennent un type de développement. Mais c’est plus lent.
Stéphan Bureau : Alors monsieur Cyrulnik, je vous arrête quelques instants seulement. On fait une pause et on revient avec notre invité, Boris Cyrulnik dans quelques instants.
On a touché un mot de ce qu’il y a 40 ou 50 ans, les préceptes en éducation n’étaient pas tout à fait les mêmes. Culturellement nous avons donc changé. Je ne sais pas si nous avons évolué, mais certainement changé. On peut associer facilement la notion de bonheur à la notion de résilience. Sommes-nous capables dans la résilience d’assumer notre part de bonheur? On se rend compte aussi que le bonheur est un concept qui nous occupe beaucoup aujourd’hui. Je ne sais pas s’il y a 50 ans, quand on disait qu’il fallait casser, élever un garçon, le dresserŠ
Boris Cyrulnik : Dresser.
Stéphan Bureau : Š Dresser. Je ne sais pas si on se préoccupait du bonheur autant qu’aujourd’hui. J’ai l’impression que c’est une angoisse très contemporaine.
Boris Cyrulnik : Totalement. La première fois que la notion de bonheur est devenue un souci social, c’est saint Juste pendant la RévolutionŠ
Stéphan Bureau : La Révolution.
Boris Cyrulnik : Š La Révolution française, où saint Juste a eu cette idée absurde : il faut que notre passage sur terre soit plein de bonheur. Parce qu’avant saint Juste, on était mis sur terre entre deux paradis. Il y avait le paradis perdu et le paradis peut-être à regagner si on avait été bien soumis.
Stéphan Bureau : Entre les deux, rien.
Boris Cyrulnik : Entre les deux, il y avait la vallée de larmes. On traversait une vallée de larmes pendant les quelques décennies de notre espérance de vie. Et si on était bien soumis, on pouvait espérer un peu de bonheur, mais après notre mort seulement. Or, saint Juste était vraiment révolutionnaire puisque, lui, a dit : mais pas du tout, nous, entre ces deux paradis, on va essayer d’arracher un peu de bonheur quand même pendant notre passage sur terre. Et c’est la société qui va travailler à cette notion de bonheur. C’était vraiment révolutionnaire. Alors qu’est-ce que ça donne? Alors ça donne un souci de mieux s’épanouir, ce qui est un vrai progrès humain. Et ça donne aussiŠ Il n’y a pas un seul progrès qui n’ait pas d’effets secondaires. Tous les progrès ont des effets secondaires. Donc il faut garder la notion de progrès, bien sûr, et il faut combattre les effets secondaires.
Stéphan Bureau : Quels sont les effets secondaires liés à la quête du bonheur?
Boris Cyrulnik : L’amertume. C’est-à-dire que si on cherche le bonheur, la satisfaction immédiate du bonheur dans l’immédiat, c’est ce que font les drogués, il faut recommencer, il faut recommencer, il faut recommencer. Ça n’a pas de sens. De plus, neurologiquement, un plaisir qui dure trop longtemps se transforme en souffrance. Notre cerveau est fait ainsi. On sait les zones du cerveau qu’il faut stimuler pour provoquer du plaisir et les zones du cerveau plus latérales qu’il faut stimuler pour provoquer du déplaisir et même de la souffrance. Et on sait que si on ne stimule que la zone du plaisir, qui est sous la face inférieur du lobe préfrontal, eh bien si on la stimule trop longtemps, ça finit par provoquer du déplaisir, une souffrance. C’est ce qui se passe pour les drogués. Ils ne sont pas plus heureux que d’autres, mais à force de chercher le bonheur dans l’immédiat, c’est le malheur qu’ils trouvent.
Stéphan Bureau : Alors excusez l’espèce de jeu sémantique ici, mais est-ce qu’il y a nécessairement un lien entre le bonheur et le plaisir?
Boris Cyrulnik : Alors il y a une confusion entre le bonheur et le bien-être et que beaucoup, dans notre culture de consommation, se transforme en une course au plaisir immédiat. C’est le bien-être. Le mal-être ne donne pas le bonheur, mais en revanche, assez paradoxalement, le triomphe sur le malheur crée un sentiment de bonheur. C’est pour ça que les enfants trop protégés sont malheureux. Parce qu’en les protégeant trop, on les prive de ce sentiment de victoire et on les prive de cette confiance en eux, de ce sentiment de bonheur : j’ai triomphé, j’ai gagné une course, j’ai gagné. Et ces enfants-là deviennent un peu vulnérables.
Stéphan Bureau : Bien, j’allais justement poser la question, de ce que nous vivons dans un monde, à tout le moins à l’Ouest, extrêmement aseptisé. On a vaincu la plupart des maladies, les sociétés sont de moins en moins violentes. Évidemment, il y a des incidents, mais on n’est pas menacés à tous les jours dans notre quotidien. Nous avons des vies confortables. Est-ce qu’il est possible d’atteindre le bonheur sans qu’il y ait de conflit, sans qu’il y ait d’obstacles à surmonter? Est-ce que c’est possible dans le confort et l’indifférence?
Boris Cyrulnik : Moi, je dirais non, parce qu’une stimulation qui est toujours la même finit par ne plus être une stimulation. C’est-à-dire qu’imaginons que tous nos besoins soient constamment satisfaits, ce à quoi tendent nos sociétés modernes qui s’organisent, effectivement, de mieux en mieux. Eh bien, si nos besoins sont constamment satisfaits, on sait plus qui on est. Et on a besoin d’initiation pour savoir qui on est et toutes les cultures ont inventé des rites d’intégration. Et ces rites d’intégration, c’est toujours les mêmes scénarios, quelle que soit la culture, c’est le même scénario : tu es un enfant, je t’enlève à ta condition d’enfant, je t’emmène dans la forêt et là, tu vas côtoyer la mort. Ce ne sera pas la mort réelle, ce sera la mortŠ
Stéphan Bureau : Symbolique.
Boris Cyrulnik : Š scénario, symbolisée, « héroïsée ». Tu vas voir un lion, tu vas voir un fantôme, tu vas côtoyer la mort mais on va te donner les mots magiques, les rituels qui font que tu vas revenir dans la société, mais désormais, tu seras initié, ta parole sera celle d’un adulte, tu pourras prendre ta place dans le monde adulte. Ces scénarios, ces rites d’intégration sont des mises en scène de triomphe. Tu as été plus fort que la mort. Tu es initié. Maintenant, tu sais, tu peux parler. Or, quand on entoure trop, quand on recherche la satisfaction du bien-être, on supprime ça. Donc c’est pour ça qu’on voit se développer des conduites de risque dans notre société occidentale où on voit des adolescents s’infliger des épreuves qu’aucun adulte n’oserait leur infliger.
Stéphan Bureau : Pour faire du sens, créer du sens?
Boris Cyrulnik : Voilà. Puisque la société ne propose plus de rituels d’intégration, les jeunes s’en inventent, parfois de manière absurde : la drogue, la recherche de bagarres, parfois de manière très généreuse où on voit beaucoup de jeunes tenter des aventures, voyager, faire des petits boulots pour découvrir d’autres cultures, d’autres pays. Et ça c’est des rites d’intégration que les jeunes inventent qui sont très beaux.
Stéphan Bureau : Je ne sais pas si on peut pousser plus loin encore la logique de l’absurde entre les deux tendances ou les deux chemins de traverse que les jeunes se trouvent. Vous disiez la drogue, il y a peut-être aussi les sports extrêmes ou on peut choisir de devenir un martyr dans d’autres cultures, de devenir un héros, de se sacrifier, et d’avoir une vie qui n’existe plus que dans la représentation. J’ai donné ma vie à une cause.
Boris Cyrulnik : Tout à fait.
Stéphan Bureau : Est-ce que ça participe de la même logique?
Boris Cyrulnik : Oui, absolument. Et je crois que quand un groupe humain fabrique des héros. Malheur sur lui. Si un groupe humain a besoin d’un héros pour réparer sa blessure parce qu’il est trop malheureux économiquement, parce qu’il est opprimé, si un groupe humain a besoin d’inventer des héros c’est qu’il est en extrême souffrance et c’est qu’il se défend bien mal. Quand on est fort, on se défend autrement qu’en sacrifiant une partie de ses membres. Et ces héros-là qu’on adore, qu’on adule et qu’on oublie, on les a sacrifiés la plupart du temps pour un rien. C’est un signe de pathologie psychosociale. Et actuellement, beaucoup de pays inventent ce mode de défense.
Stéphan Bureau : Est-ce qu’on peut imaginer, effectivement, que des sociétés soient ravagées par ce type de pathologie, carrément?
Boris Cyrulnik : Bien sûr. Ça a existé, bien sûr. On a sacrifié ce qu’il y a de plus cher. Quand on est en souffrance, on sacrifie quelqu’un qui nous représente, donc on sacrifieŠ
Stéphan Bureau : Le héros sûrement.
Boris Cyrulnik : Le héros et on sacrifie ce qu’on a de plus cher : nos enfants. Beaucoup de culture ont sacrifié des enfants. On a brûlé des petites filles, des vierges. Les Molochs ont jetésŠ Mille petits garçons ont été jetés dans le feu, c’est-à-dire que beaucoupŠ Les Allemands pendant la guerre de Œ40 ont fait des bataillons. Les Français pendant la guerre napoléonienne ont fait des bataillons de Marie-Louise, qui étaient des petits garçons. Les Allemands ont fait des bataillons pour retarder l’avancée américaine de 24 heures. Les Américains, de loin, ne savaient pas si c’était des petits hommes, de loin c’est difficile. En arrivant, ils ont donc tiréŠ
Stéphan Bureau : Les enfants?
Boris Cyrulnik : Et c’est en arrivant dessus qu’ils découvrirent que c’était des enfants. Parce que de loin c’est difficile de faire la différence. Donc ça veut dire que tout le monde, l’Europe, le Moyen-Orient aujourd’hui, mais l’Europe l’a fait, l’Amérique du Sud, tous les continents ont eu ce mécanisme morbide, pathologique, témoin indice de pathologie sociale, de sacrifier ce qu’ils avaient de plus cher. Et c’est un mécanisme morbide parce que l’enfant qu’on sacrifie, on l’adore au moment où on le sacrifie. Il est merveilleux, il nous représente. On appartient au même groupe. Regardez comme il a été courageux. Sa mort nous répare. Mais lui, il est mort.
Stéphan Bureau : En vous écoutant, on peut donc présumer, postuler que la société palestienne, avant de se refaire, devra compter beaucoup, beaucoup de temps parce qu’elle est d’une certaine façon, malade.
Boris Cyrulnik : Oui un peuple humilié fabrique des héros pour sauver un peu d’estime de soi. Donc, puisqu’ils sont humiliés, ils sont désespérés, ils ont ce mécanisme de défense qui est morbide, qui est terriblement coûteux. Et si un jour, ils arrivent à faire un pays, j’ai peur qu’il y ait une mémoire sociale qui dure et j’ai peur que même ils continuent ce processus entre eux, s’ils ne sont pas d’accord. Et on ne peut jamais être d’accord sur le plan social. Donc en France, on a connu ça, on a connu la pathologie des héros. Toutes les guerres fabriquent des héros. En Russie, Yvan Le Terrible était un paysan. On a été le chercher parce que les Russes étaient en plein désespoir militaire et en plein désespoir économique. Et puis ils ont fabriqué un héros et, à ce moment-là, on accepte la dictature du héros, on accepte la dictature parce qu’il répare notre estime déchirée puisqu’on appartient au même peuple. Mais c’est terriblement coûteux.
Stéphan Bureau : Boris Cyrulnik, je vous arrête un instant. On fait une courte pause, on poursuit notre entretien dans quelques instants. À tout de suite.
Boris Cyrulnik, vous dites : il faut faire la distinction entre bien-être et bonheur, je me demande justement, dans un univers dominé par le bien-être plus que le bonheur, par la consommation, est-ce qu’on n’a pas effectivement, nous, ici, en Occident besoin aussi de héros plus forts que ces normes, plus forts que cette espèce de confort tranquille du bien-être pour atteindre le bonheur?
Boris Cyrulnik : Je ne le sais pas. D’abord parce que le bonheur est un sentiment éprouvé dans le corps. On est bien, on irradie quand on est heureux.
Stéphan Bureau : Est-ce qu’on le sait d’ailleurs quand on le ressent ou on le sait après?
Boris Cyrulnik : Les autres le savent. Ils le voient quand on est heureux parce qu’on irradie et ce bonheur qui s’exprime dans notre corps est provoqué par une représentation. Et qu’en temps de paix, tout à l’heure je vous proposais l’idée qu’on est très malheureux en temps de guerre et qu’on ne sait pas être heureux en temps de paix. Et en temps de paix, on a des héros. Mais c’est des héros quotidiens, c’est des petits héros.
Stéphan Bureau : Grandeur nature.
Boris Cyrulnik : Oui un petit peu plus que grandeur nature. C’est des choix de valeurs. Je ne veux pas dire Zidane, il marque des buts mais enfin, il est sympathique, je ne veux pas en dire de mal, mais voilà un héros du quotidien. Alors à Marseille, on dit « La Didi ». « La Didi » c’est Lady Di. Pour traverser le vieux port de Marseille, il faut prendre le « boat ».
Stéphan Bureau : Le « boat » pour aller de l’autre côté du « chanel ».
Boris Cyrulnik : Voilà, c’est ça. On prend le « boat » et la Didi. La Didi c’est une héroïne du quotidien. En France, on a Kouchner qui est un héros du quotidien mais qui a sa beauté. Il a inventé un moyen d’être un beau héros sans être absurde. Mais c’est des héros du quotidien. C’est des héros. Je peux comprendre mais ils seront très vite oubliés. C’est-à-dire mère Teresa, l’abbé Pierre, voilà des héros du quotidien. Je pense que, en fait, les deux mots clés de la résilience, c’est l’affectivité et le sens, la direction qu’on prend. Et pour répondre à votre question sur la différence entre la société de consommation et l’aptitude à fabriquer du bonheur, il y a une fable. C’est la fable des casseurs de cailloux. Je crois que c’est Charles Péguy qui va en pèlerinage et il va à la cathédrale de Chartres et puis il voit un casseur de cailloux qui est fatigué, en sueur. Sombre, il dit : qu’est-ce que vous faites monsieur? Vous voyez bien, je casse des cailloux. Et il en voit un peu plus loin un autre qui casse des cailloux et qui a l’air, lui, fatigué, puis décontracté. Qu’est-ce que vous faites, monsieur? Bien, j’ai trouvé ce métier-là parce que pour nourrir ma famille, je n’en avais pas trouvé d’autres. Alors je casse des cailloux. Et puis, il continue un peu plus loin, il en voit un qui est radieux. Il irradie le bonheur et il casse des cailloux comme les autres. Et Charles Péguy s’arrête et dit : mais qu’est-ce que vous faites, monsieur? Et le casseur de cailloux répond : moi je bâtis une cathédrale. C’est-à-dire queŠ
Stéphan Bureau : Même geste, sens différent.
Boris Cyrulnik : Voilà. Voilà. Et c’est irradier le bonheur ou le malheur. Mais le sens, l’un l’avait, l’un l’avait un peu et l’autre ne l’avait pas du tout. C’est-à-dire que ces représentations-là sont fabriquées par des récits, des ensembles de significations et de directions, de projets : je veux construire une famille, construire une existence, construire un pays. J’ai un projet en tête, je ne souffrirai pas ou plutôt je transformerai ma souffrance.
Stéphan Bureau : Alors le sens est vraiment l’ingrédient ou le ressort du bonheur?
Boris Cyrulnik : Absolument. L’affection et le sens. L’affection parce que tout à l’heure, on a dit que les enfants qui savent se faire aimer sont des enfants qui ont été imprégnés par une sorte de sécurité affective. Plus tardŠ
Stéphan Bureau : Donc, à ce moment-là, on est disposé au bonheur?
Boris Cyrulnik : On est disposé au bonheur provoqué par la relation. Moi, enfant de 12 mois, quand j’aurai mon petit chagrin, je saurai manifester un petit comportement de charme qui va vous transformer en bonne mère en 30 secondes. Et vous allez vous occuper de moi et on va être heureux tous les deux. C’est-à-dire que ce que j’ai appris à mon insu, je suis enfant, j’ai 10, 12 mois, ce que j’ai appris a été imprégné parce qu’autour de moi ma mère, mon père, ma société, mon groupe familial ont été suffisamment heureux pour imprégner ça. Mais après, quand je parle, j’ai 3, 4 ans, j’ai 6 ans, je suis capable de faire un récit de ce qui m’est arrivé, là il faut qu’on donne sens à ce que je fais, et le sens c’est le projet et les discours sociaux.
Stéphan Bureau : En vous écoutant, je me demande si une des questions les plus difficiles pour le bonheur ce n’est pas de savoir si on est capable d’aimer, mais d’être aimé. Et ça me semble bien plus difficileŠ dans l’aptitude au bonheur.
Boris Cyrulnik : C’est contagieux l’amour. C’est-à-dire que quand ça passe très facilement de l’un à l’autre, c’est difficile d’y résister. On y arrive mais ça fait partie des émotions contagieuses comme la colère, comme le désespoir. L’amour est très contagieux. Et c’est pour ça que je vous proposais l’idée tout à l’heure que c’est la stabilité affective, la sérénité affective autour d’un bébé qui l’imprègne de cette aptitude au bonheur. C’est une compétence au bonheur. Mais si autour de lui on est malheureux, cette compétence ne se transformera jamais en performance. Il restera doué pour le bonheur mais si il y a un fracas familial ou social autour de lui, ce don restera lettre morte. Donc ça veut dire qu’il faut apprendre. Pour apprendre à aimer, il faut être aimé.
Stéphan Bureau : Mais accepter d’être aimé consciemment, plus tard, quand on n’est plus en enfant?
Boris Cyrulnik : Alors quand on est un enfant, avant la parole, on ne le sait pas qu’on est aimé, mais on sent qu’on est aimable. J’ai un petit chagrin, mais je vais faire une offrande alimentaire, je vais faire un sourire et tu ne vas pas résister. Voilà. Un enfant de 10, 12 mois apprend des choses comme ça. Mais après, quand l’enfant devient capable de parole, alors à ce moment-là, c’est le récit, son récit intime : je suis celui qui a été capable de ça mais j’ai échoué là-dedans. Maman m’a injustement puni ou maman a disparu ou maman est morte parce que c’est ma faute, parce qu’elle m’avait dit de ne pas prendre de chocolat. Or, j’ai volé un morceau de sucre, un morceau de chocolat. Elle est morte ensuite. Donc c’est ma faute. C’est un raisonnement que tiennent très souvent les enfants quand il arrive une tragédie familiale. Ils tiennent très souvent des raisonnements comme ça. Donc, ce récit intime, c’est une représentation de soi qui provoque un sentiment de tristesse, de malheur. Mais ce sentiment-là est réparable si, autour de l’enfant, on modifie le récit par un débat verbal, culturel, de dessins. Avant la parole, les enfants ont du mal à maîtriser la parole et notamment la représentation acquise vers l’âge de 7 ans. C’est-à-dire qu’avant, pour s’exprimer, ils peuvent très bien faire un récit cassé, ou ne pas être capables de le faire. En revanche, ils font des dessins. Ils s’expriment par des dessins. C’est comme dans les films muets, une histoire sans paroles et ils vous tendent le dessin. C’est leur mode de récit à eux. Ça veut dire que, s’il y a eu une tragédie, dans le monde intime de l’enfant, c’est réparable à condition que la famille, que la famille de substitution ou la culture modifie le récit, en fasse quelque chose. D’accord, tu as souffert, mais tu sais, tu as été très courageux. D’accord ta mère est morte, mais c’était une femme absolument remarquable. Tu as de la chance d’avoir une mère comme ça. Et tout ce récit-là répare l’enfant.
Stéphan Bureau : Et ça nous ramène à la question du sens qu’on donne à sa vie plus tard. On a tendance, c’est paresseux, mais nos sociétés le sont, à préférer la pharmacologie au sens.
Boris Cyrulnik : Eh oui.
Stéphan Bureau : Je t’offrirai le remède et tu seras heureux. Tu vivras le bonheur grâce à cette pilule.
Boris Cyrulnik : Voilà, mais ça marche sauf que ça ne donne pas le bonheur. Ça peut donner le soulagement. Ça peut donner le bien-être. Mais je pense que si notre culture a inventé les tranquillisants, c’est un indice de la tyrannie de la technologie. Parce que ça marche. Un tranquillisant, vous le prenez, vous êtes tranquille. Mais pourquoi notre culture a-t-elle trouvé un moyen chimique de calmer l’angoisse alors que d’autres cultures ont trouvé des moyens affectifs, artistiques ou sensés pour calmer la même angoisse et en faire quelque chose? Donc c’est un repère de la manière dont notre culture affronte les problèmes de l’existence.
Stéphan Bureau : J’ai d’ailleurs l’impression que plus on est capable de contrer l’angoisse avec des médicaments, plus l’indice d’angoisse augmente dans nos sociétés.
Boris Cyrulnik : Eh! Oui, parce que les médicaments, c’est ce qu’on disait tout à l’heure pour les molécules du stress qui passent dans le f¦tus, dans le bébé, dans l’utérus, les molécules se dégradent très vite. Donc vous êtes soulagé tant que vous prenez le produit, et après, une fois que le produit est dégradé, qu’est-ce que vous faites? Alors que le gars qui bâtit une cathédrale, lui, il en a pour quatre siècles. Quatre siècles de bonheur.
Stéphan Bureau : Et la représentation dans le temps est importante?
Boris Cyrulinik : Mais bien sûr, c’est la représentation. Quand il dit : je bâtis une cathédrale, il a une cathédrale dans la tête.
Stéphan Bureau : Et ça, c’est la clé du bonheur, avoir une cathédrale dans la tête.
Boris Cyrulnik : Voilà! Il a sa cathédrale dans la tête, donc il casse les cailloux, il a mal au dos mais ç’a un sens. J’ai mal au dos parce que je sais que ce caillou-là bien cassé prendra cette place dans la cathédrale. Alors que l’autre il dit : j’ai mal au dos c’est absurde, j’ai mal au dos, ça n’a pas de sens! Je n’ai que mal au dos. Donc, ça n’a pas de sens.
Stéphan Bureau : Et aucun médicament ne pourra jamais se substituer à la cathédrale dans la tête.
Boris Cyrulnik : Alors un médicament pourra se substituer au mal au dos. Mais aucun médicament ne pourra mettre une cathédrale dans la tête.
Stéphan Bureau : Boris Cyrulnik, c’était fascinant. Merci beaucoup.
Boris Cyrulnik : Vous êtes indulgent. Merci beaucoup.

3 Commentaires
  1. célyne Bureau 19 années Il y a

    excellente entrevue . Je me demande si cette entrevue est disponible sur une vidéo-cassette.
    Si oui, à quel endroit je peux me la procurer.

  2. Photo du profil de Delbove
    Delbove 16 années Il y a

    Que veut dire dans le texte, un merveilleux malheur, les déterminismes humains sont à courte échéance

  3. Photo du profil de Mario Asselin
    Mario Asselin 16 années Il y a

    Personnellement, je trouve un sens à cette affirmation dans un extrait de M. Cyrulnik : «le triomphe sur le malheur crée un sentiment de bonheur». Dans le contexte de sa théorie sur la résilience, un «merveilleux malheur» me paraît être une invitation au dépassement, car sans lui [le malheur], on n’aurait pu aller si loin du côté du bonheur…
    Et cela peut «se tourner» assez rapidement «si on entoure» nos «jeunes pousses» quand il y a «épreuve».

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