Sous l’hyperlien plus bas, je publie le texte reçu par la liste de diffusion « edu-ressource@rtsq.qc.ca ». Son auteur, Normand Péladeau, réagit à un commentaire paru dans un rapport suite à l’évaluation du logiciel « Génies en Herbe » publiée par le CRDI. Le long texte de M. Péladeau est intéressant parce qu’il invalide « cette idée fort répandue que la rétention des connaissances est contraire ou simplement indépendante des activités de compréhension et est sans doute l’idée véhiculée par la réforme la plus dommageable pour les élèves ». Dans un contexte ou nous avons continué jusqu’à maintenant (sporadiquement) à évaluer les « savoirs essentiels », ce point de vue est intéressant à considérer…
Début du texte de Normand Péladeau
Suite à l’évaluation du logiciel « Génies en Herbe » publiée par le C-RDI, je ne peux m’empêcher d’intervenir et de poser des éléments de réflexion sur la réforme de l’éducation mais également sur le rôle des TIC à l’école.
Malgré une cote acceptable de 4, l’évaluation du logiciel par le C-RDI soulève certaines réserves et accorde la note C (passable) pour la pédagogie et pour la conformité avec le programme d’étude. Un des commentaires de l’évaluation de l’aspect pédagogique est particulièment révélateur:
« On fait ici référence aux matières scolaires qui appellent davantage à la mémorisation qu’à la compréhension. »
Et ce commentaire tout aussi révélateur: « On peut l’exploiter comme activité de révision dans certaines matières où la rétention de connaissances est obligatoire, ce que la réforme prône de moins en moins. » Cette idée fort répandue que la rétention des connaissances est contraire ou simplement indépendante des activités de compréhension est sans doute l’idée véhiculée par la réforme la plus dommageable pour les élèves, et je pèse mes mots. Il s’agit d’une conception erronée et pourtant fort répandue à propos de l’apprentissage et du phénomène de « compréhension ».
Il ressort pourtant très clairement de la littérature scientifique sur l’apprentissage que la rétention est une condition ESSENTIELLE à la compréhension; c’est une condition également ESSENTIELLE au transfert des apprentissages. L’élève ne peut transférer ses apprentissages, s’il a tout oublié.
J’apporterais tout de suite une nuance. La rétention est une condition ESSENTIELLE MAIS NON SUFFISANTE à la compréhension et au transfert d’apprentissage.
La rétention n’est clairement pas une condition suffisante et c’est sans doute un des reproches que l’on peut faire à certaines applications passées des techniques de mémorisation. Il n’est pas suffisant de mémoriser pour comprendre. Cependant, le rejet de la mémorisation comme outils pour favoriser la compréhension est bien pire encore, puisqu’il aboutit souvent à une absence de compréhension voir même de tout apprentissage.
Je donnerais deux exemples de cette affirmation. Le premier exemple est l’étude de Bernard Rey en Belgique mentionnée dans un message précédent. Celui-ci conclut de son évaluation de la réforme belge: « les calculs corrélationnels font apparaître un lien de dépendance très fort (quelle que soit l’épreuve et le cycle) entre les résultats aux différentes phases. Cela signifie qu’il faut nécessairement être performant à la phase 3 [habiletés de base] pour réussir à la phase 2 [résolution de problème situation simple], sans toutefois que cela soit suffisant ; et de même qu’il faut être performant à la phase 2 pour réussir la phase 1 [résolution de problème, situation complexe], sans que cela soit là aussi suffisant. »
« Il y aurait là, si elle était confirmée par une étude sur un échantillon plus large, une indication d’un intérêt pédagogique majeur : pour pouvoir aborder des situations nouvelles et complexes, il faut nécessairement avoir automatisé (en arithmétique, dans le domaine de la langue, de l’écriture, etc.) un certain nombre de procédures de base. Si le modèle constructiviste de l’apprentissage ne l’a jamais nié, il a pu arriver que certaines pratiques de terrain qui en étaient issues oublient cette nécessité. » En somme, monsieur Rey a constaté que les techniques visant l’automatisation des habiletés de base (qui sont essentiellement des pratiques répétées favorisant la rétention) sont des conditions nécessaires pour l’accomplissement de tâches nouvelles et complexes.
Le deuxième exemple est personnel. J’ai développé un logiciel de pratiques informatisées axé sur la mémorisation et l’automatisation et j’ai appliqué ce logiciel dans le contexte de mes enseignements (cours d’introduction aux méthodes quantitatives à l’UQAM). Les étudiants devaient pratiquer à chaque semaine une banque de questions sur des habiletés des bases liées à la matière enseignée (la banque comprenait environ 600 questions sur des habiletés et des connaissances de base en statistique). Ils devaient poursuivre leur pratique plusieurs semaines même s’ils atteignaient 90% ou 100% (c’est ce que l’on appelle du « surapprentissage »). Mais les tâches et les examens faits en classe étaient constitués d’habiletés plus complexes, souvent de résolution de problèmes statistiques.
J’ai pu constater que la quantité de pratique était fortement corréllée avec les résultats aux examens, même si les questions des examens étaient de nature différente aux questions posées par mon logiciel (questions d’examens plus complexes ou sur des nouveaux contextes d’application) .
Je me permets de rapporter une anecdote qui s’est produite lors de ma toute première tentative d’appliquer cette technique. Une étudiante adulte avait eu beaucoup de difficultés en première moitié de la session (à ce moment, les pratiques n’étaient pas obligatoires). Elle était bien près de la note de passage. Elle s’est mise à pratiquer au point où elle a accumulé à la fin de la session près de deux fois plus de pratiques que n’importe quel autre étudiant de ma classe. Une semaine avant l’examen, elle me rencontre pour me témoigner son inquiétude. Elle n’a pas de problèmes avec les pratiques et obtient de bons résultats mais elle a peur d’échouer parce qu’elle me dit qu’elle n’avait absolument rien compris au chapitre 10 du manuel (chapitre difficile sur les hypothèses statistiques) au moment ou elle avait dû le lire pour le cours (mi-session). Elle ne voyait pas non plus comment des pratiques sur des questions aussi simples pouvait l’aider à comprendre ce chapitre très complexe. A l’examen, elle obtient 94 ou 95%, l’une des plus hautes notes de la classe. Elle m’appelle la semaine suivante pour me demander sa note et, très soulagée, elle me dit qu’à sa grande surprise, lorsqu’elle a relu le chapitre 10 les jours précédents l’examen, elle avait tout compris. C’était précisément l’effet que j’espérais. Il s’agissait d’une indication que j’étais sur une bonne voie.
Trois ans plus tard, dans le cadre d’une étude expérimentale, j’ai demandé à 4 professeurs de CEGEP d’appliquer cette technique dans leur cours de méthodes quantitatives. Les professeurs ne modifiaient pas leur enseignement en classe, mais devaient simplement insérer cette technique dans les activités que devaient réaliser les étudiants (soit dans les labos, soit à l’extérieur des heures de cours). Au total 168 étudiants ont participé à l’expérimentation, et 90 de ceux-ci ont pratiqué selon les exigences de maîtrise et de surappentissage (pratiques pour favoriser l’automatisation et la rétention à long terme). Les résultats ont été surprenants: le taux d’échec au cours qui se situe normalement à environ 35% (selon des statistiques du MEQ) et a 40% dans ces deux collèges (toujours selon ces données du MEQ) a chuté à 1% (1 échec sur 90 étudiants). Ces 90 étudiants ont obtenu de meilleurs résultats d’examens que ceux qui n’avaient pas pratiqué (groupe de comparaison « non-maîtrise »). J’ai également mesuré la rétention des apprentissages après 5 à 6 mois et les résultats sont encore plus impressionnants, la différence pouvant atteindre jusqu’à 2 écarts types entre la condition « surapprentissage » (moyenne de 75%) et la condition « non-maîtrise » (moyenne de 55%).
J’ai également mesuré leurs attitudes face aux statistiques, au cours et aux pratiques informatisées. On peut légitimement se poser la question des effets possiblement négatifs d’une telle pratique répétée sur leurs attitudes et leur motivation. Est-ce qu’autant de pratiques n’aura pas pour effet de les « écoeurer » ou de les ennuyer? Les résultats sont également surprenants: Plus on les oblige à pratiquer, plus ils aiment ça! Encore plus surprenant, sur l’ensemble du questionnaire d’attitude, la question qui a obtenu le score le plus positif est:
« Les pratiques sur ordinateur aident à mieux comprendre la matière ».
Et fait, les étudiants sont quasiment unanimes pour reconnaître les effets positifs de la pratique répétée sur la compréhension: 86% des élèves sont d’accord ou tout à fait d’accord avec cette affirmation, et en fait si je fais abstraction des élèves dans la condition « non-maîtrise » pour ne prendre que ceux dans les conditions « maîtrise » et « surapprentissage », ce pourcentage est d’environ 90%.
Pour ceux qui peuvent lire en anglais, les résultats détaillés de mon étude ont été publiés dans une revue américaine: Peladeau, N., Forget, J., & Gagné, F. (2003). Effect of paced and unpaced practice on skill application and retention: how much is enough?. American Educational Research Journal, 43, 769-801. Les gens qui désireraient obtenir une copie de l’article, vous n’avez qu’à m’envoyer un courriel (j’ai une version PDF sur mon site FTP).
Il est cependant désolant de constater qu’en dépit de ces résultats très positifs, plusieurs conseillers pédagogiques au collégial ont déconseillé à leurs professeurs d’utiliser ma technique et ont même tenté de convaincre ceux qui l’utilisent de l’abandonner parce qu’elle était contraire à l’esprit de la réforme ou à une approche par compétence.
Ce qui m’amène à discuter brièvement du rôle de l’informatique en classe. La pratique répétée nécessaire à la rétention des apprentissages mais également à la compréhension et au transfert à des habiletés complexes n’est pas une activité très gratifiante pour l’enseignant. Il n’est pas non plus très gratifiant pour un professeur de revenir sur des connaissances de bases qu’un élève n’a pas acquis et de répéter de nombreuses fois pour aider les élèves à comprendre. Bien des enseignants voient leurs efforts d’enseignement retardés par un petit nombre d’élèves qui n’ont pas compris ces notions de bases qu’ils auraient normalement dû acquérir par les années précédentes. Il me semble que l’informatique est particulièrement appropriée pour ce type de tâches. Un logiciel peut présenter sans se lasser une grande quantité d’exercices gradués, d’exemples variés pour permettre à l’élève d’acquérir ou de consolider ses habiletés de base. Utilisée de la sorte, l’informatique peut permettre de libérer l’enseignant de ces tâches ingrates et lui donner la possibilité d’engager ses élèves dans des projets ou des activités d’accompagnement bien plus gratifiantes.
Curieusement, il semble que ce soit bien souvent exactement le contraire qui se produit. Les logiciels que l’on utilise visent à mettre l’élève en situation de projet, à favoriser un travail de collaboration, d’échanges. On demande à l’élève d’utiliser des logiciels outils pour des projets, logiciels pour lesquels l’enseignant devra enseigner les rudiments d’utilisation. C’est à l’enseignant à donner les connaissances et les habiletés de base requises lorsque l’élève n’est pas en mesure de les acquérir par lui-même dans le cadre du projet. L’enseignant prépare les pratiques nécessaires, applique l’enseignement compensatoire pour ceux qui ont plus de difficultés, etc.
Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette conception de l’utilisation des TIC. Pour moi, c’est le monde à l’envers et c’est surtout une façon très peu optimale d’utiliser les avantages que représente l’informatique. Non?
Ceci dit, je tiens pour finir à préciser que je ne connais pas personnellement monsieur Séguin ou les autres membres du C-RDI. Ne connaissant pas leur position personnelle sur cette question de l’opposition entre « mémorisation » et « compréhension », je n’ai pas de reproche à leur faire. Je ne connais pas non plus le logiciel en question. Je partage cependant tout à fait l’opinion exprimée dans l’évaluation de ce logiciel selon laquelle « monter une banque de questions peut s’avérer une lourde tâche pour un enseignant ». Pour cette raison, il me semble qu’une des tâches du C-RDI ou de tout autre organisme du MEQ dont l’objectif est de favoriser l’utilisation des TIC en classe pourrait être précisément de favoriser la construction de telles banques de questions, ajustées aux objectifs pédagogiques des programmes d’étude.
Paradoxalement, l’orientation du nouveau programme visant à favoriser plus de compréhensions et plus de transferts d’apprentissage par l’utilisation de pédagogies plus « actives », de situations complexes, de projets ne diminue en rien l’utilité d’avoir des logiciels favorisant la mémorisation. Bien au contraire, une telle orientation accentue l’importance de tels outils pour favoriser l’acquisition, la rétention et l’automatisation des habiletés de base nécessaires à la bonne marche d’une activité plus complexe. Autrement dit, les exercices de mémorisation sont propices à rendre l’exercice d’une pédagogie par projet plus profitable et agréable. Or, il semble que c’est exactement le contraire qui est encouragé par les pratiques d’évaluation du C-RDI.
Dans un article soumis il y a près d’un an et demi à la Revue des Sciences de l’Éducation, et qui n’a toujours pas été accepté ou refusé, j’ai pu exposer plusieurs arguments basés sur des recherches scientifiques qui appuient l’idée que la mémorisation et le transfert d’apprentissage (également compréhension, esprit critique, etc.) ne sont pas des activités contraires mais complémentaires et qu’en niant ce fait, la réforme proposent des changements qui risquent d’augmenter l’échec scolaire, particulièrement ceux d’élèves en difficulté et d’élèves de milieux défavorisés. Les résultats dont on dispose et l’étude récente de Bernard Rey semblent malheureusement me donner raison. Je vais recontacter une dernière fois la revue pour savoir ce qui se passe et déciderai si je soumets l’article à une autre revue. Je ne suis donc pas en mesure de rendre publique sur le web cet article, cependant, les gens qui aimeraient lire cet article, je veux bien envisager la possibilité de leur faire parvenir une copie (sous réserve de ne pas rendre disponible publiquement).
Bien à vous,
Normand Péladeau
peladeau@simstat.com
Trrrès intéressant!!! Et très interpelant! Je vais relire le tout quelques fois et laisser mijoter la sauce un peu avant de réagir 😉
Si c’est possible, j’aimerais bien avoir une copie de l’article qu’il a soumis à la Revue des sciences de l’éducation.
Merci.
Mario, je te suggère de bien identifier le début du texte de M. Péladeau dans ton texte.
C’est intéressant, en effet.
Bonne suggestion Clément, merci !
Remise en question de pratiques constructivistes
Mario nous rapporte un texte de M. Normand Péladeau qui remet en question certaines pratiques constructivistes. «[…] pour pouvoir aborder des situations nouvelles et complexes, il faut nécessairement avoir automatisé (en arithmétique, dans le domaine…
Repetition – good or bad?
Mario tout de go… – Mémorisation vs compréhension ! Mario Asselin presents the text of a message in which Normand Péladeau speaks about the use of repetitive practice in the teaching/learning of Mathematics skills. M. Péladeau argues that memorizatio…
Très intéressant ces considérations !
Je viens aussi de lire une intéressante (et non polémique) réflexion sur le rôle de la pédagogie dans l’éducation (sur le rapport pédagogue-maître) qui pourrait peut-être vous intéresser. À l’adresse suivante :
http://www.cvm.qc.ca/philosophie/chouette/DDeroches_maitre.htm
Ça placotte ici aussi:
http://carnets.ixmedia.com/stephane/archives/005026.html
Très intéressant cet article en effet !
Je suis d’accord qu’en théorie, compréhension et mémorisation ne s’opposent pas : il est plus facile de mémoriser qq chose que l’on a compris et l’automatisation des techniques de bases permet de libérer des capacités pour la réflexion.
Malheureusement, le volume horaire que les étudiants sont prêts à accorder aux apprentissages (cours + travail personnel) n’est pas extensible et, sur ce point, les deux activités sont malheureusement concurrentes.
La difficulté consiste à doser le mélange du mieux que nous pouvons ….