Je ne vous connais pas depuis longtemps. À vrai dire, je connais de vous l’intensité de votre personnalité, la pureté de vos enfants et la témérité de vos luttes. Je connais un peu mieux votre conjoint avec qui vous partagez ce que j’ai nommé concernant vos enfants et vos luttes. J’ai dit que je le connaissais mieux parce qu’il nous est arrivé de pleurer ensemble un matin du mois de mai. Deux hommes qui pleurent dans la même pièce peuvent dire qu’ils se connaissent après !
Je vous écris pour vous parler de comment je vis votre combat. « La bibitte » (c’est de cette façon que vous parlez de votre cancer) est sur le point de manger « sa septième volée » au moment où je vous écris ces lignes. Je ne sais pas ce qu’il adviendra après ce septième rendez-vous, mais je tenais à vous dire que je suis très impressionné de l’ardeur que vous mettez à chercher un sens à cet événement, « à cette maladie [qui] aura changé notre vie, pour le mieux » comme a si bien écrit votre conjoint récemment.
Parlons d’abord de vous un peu. Vous ne vivez jamais rien à moitié vous… Vous êtes de ces personnes qui mordez très fort dans la vie; certaines personnes diront que vous vous accrochez, d’autres que vous avez la ferme intention de goûter tout ce qu’elle offre, mais je dirais simplement que vous avez compris que le fruit est ferme et qu’il ne sert à rien de le lécher tranquillement… pas de « tataouinage ». Croquer est une stratégie bien plus efficace pour apprécier à sa juste mesure l’essentiel de ce que la nature nous offre !
Vous allez me trouver présomptueux d’employer cette image, mais il y a une chose que vous ne savez pas de moi qui explique cette assurance dans mon propos; j’ai aimé de tout mon coeur une « Agathe »* et quand on en croise une sur son chemin, ça vous marque à jamais… Vous pouvez comprendre que je me permette d’être direct avec vous; je sais bien que vous êtes unique, mais je ne peux m’empêcher de faire les liens qui s’imposent à moi à force de constater chez vous cette même rage de vivre en même temps que cette grande douceur dans votre regard quand il nous prend !
Le cancer est effectivement une drôle de « bibitte ». Il peut corrompre la vie, certes, mais il appelle aussi à se centrer profondément sur soi. C’est que pour l’extirper, il devient essentiel de localiser où se cache ce qui nous ronge.
Je ne parle pas en connaissance de cause puisque je n’ai pas expérimenté la maladie; j’ai bien accompagné quelques proches dans leur combat et à chaque fois, je suis frappé du besoin intense que ressentent ces personnes d’identifier « la bête noire ».
Je voudrais vous donner de mon énergie pour que vous ayez le temps de vous confronter avec. Je sais qu’en ce moment, vous avez choisi l’aide de la chimie et j’imagine que ça ne peut pas nuire, mais en même temps, je vous imagine à ne rien prendre pour acquis. Tout comme vos proches, je suis bien prêt à discuter avec vous de ce qui ne va pas, surtout si ça peut vous aider à mettre le doigt dessus. Pendant les sept « rounds » de votre « match », vous l’avez passablement brassée et je veux bien croire moi aussi qu’elle a son compte, mais comme je connais un peu « la Agathe » qui habite ce corps, je veux bien contribuer à continuer le combat… juste au cas où!
Alors, sachez que vous avez un ami qui, à distance, continue de vous étreindre dans le but de mener à bien votre recherche de sens. Je ne sais rien que vous ne sachiez pas déjà. Votre intuition et votre corps vous parle et je suis le dernier à pouvoir vous guider dans l’itinéraire à suivre. Vous seule savez de quoi vous êtes capable et peu importe l’issue des prochaines semaines, des prochains mois, des prochaines années, il n’y aura pas de perdants et que des gagnants. Vous aurez contribué à exercer une influence dans nos vies.
Nous sommes tous de passage sur cette terre et auprès de nos enfants en particulier. La durée pendant laquelle nous pouvons les embrasser (pour ne pas dire « embraser ») est absolument relative. C’est la même chose pour chacune des personnes que nous côtoyons plus ou moins longtemps. Je ne dis pas cela pour que vous donniez une nouvelle tangente à cette lutte; je dis juste que le temps que dure votre importante présence dans nos vies vaut bien plus l’effort que vous mettez à être que la longueur de cet effort.
Je lis Camus en ce moment. J’ai pensé fort à vous en lisant que « s’il suffisait d’aimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus l’absurde se consolide. » (p.99)
Je n’arrive pas à accepter ces deux phrases et je ne sais pas vraiment pourquoi vous m’habitez depuis que je les ai lues… Est-ce parce que je crois que vous aimez beaucoup et que c’est absurde que la vie tente de vous arracher à André et à vos enfants ? Est-ce parce que je ne peux pas croire que les mots « absurde » et « amour » puissent cohabiter dans la même phrase ? Je ne sais pas, mais je ressentais fortement le besoin de vous écrire pour vous demander de m’aider à voir plus clair dans cela !
Ailleurs dans le livre (il faudrait bien que je vous dise qu’il s’agit du « Mythe de Sisyphe »), il est dit que « Chercher ce qui est vrai n’est pas chercher ce qui est souhaitable. » (p.63)
Je voudrais qu’il vous arrive ce qui est souhaitable, chère Agathe. Ce que vous souhaitez pour vous dans le fond de votre âme… que cela corresponde ou non à Notre vérité ou à celle que Nous voulons pour vous ! Pour le reste, nous ferons avec…
Amitié sincère,
* Agathe est aussi ma grand-maman adorée. Comme nous tous nous vivrons un jour, elle est décédée voilà maintenant cinq ans. Je l’aime encore beaucoup. Elle ne me manque pas vraiment… Elle m’a donné l’immense chance de l’accompagner à son départ et je l’ai vu quitter heureuse; c’est d’ailleurs ce que je retiens de son passage dans ma vie avec le fait qu’elle m’ait aimé inconditionnellement ! Elle vit maintenant en moi… le plus fou, c’est qu’elle avait commencé ça avant de partir.
Mise à jour du 31 mai 2009: Agathe Bégin est décédée dans la nuit de jeudi à vendredi dernier, repoussant de plusieurs mois (ça se compte en années) la date prévue de son départ qui s’est fait dans l’intimité, le calme et la sérénité.
Mise à jour du 6 juin 2009: Je reviens tout juste des funérailles. Très intense… Les deux p’tites (huit et dix ans) ont chanté pour leur mère et André a prononcé lui-même l’hommage à son «âme-soeur». L’Église était pleine et les émotions à fleur de peau. Sur le cahier de messe, cette inscription: «Rappelez-vous que lorsque vous quitterez cette terre, vous n’emporterez rien de ce que vous avez reçu, uniquement ce que vous avez donné.» (Saint-François d’Assise)
Lorsqu’on regarde le Christ en croix, un « homme » qui a aimé plus que tout, qui a été ridiculisé, insulté, fouetté, mis à mort, y a-t-il plus absurde? Si on s’arrête au vendredi, c’est absurde, ça n’a aucun sens. Si on regarde plus loin, le dimanche de Pâques, la vie donc la mort prend tout son sens. Il nous est donné une vie pour apprendre à aimer, une Vie éternelle. Dans le regard de Dieu, dans son Amour infini. L’absurde, n’est-ce pas toutes ces futilités qui nous empêchent d’aimer, de vivre. Si aujourd’hui est mon dernier jour, comment est-ce que je le vis?
Peut-être que plus on aime, plus on sait ce qui compte et ce qui ne compte pas, ce qui est important, ce qui ne l’est pas (l’absurde?)
J’ai passé beaucoup de temps avec mes enfants. J’ai beaucoup appris par eux. Je crois qu’ils m’ont plus apporté que ce que je ne leur apporterai jamais. Plus on aime, plus l’absurde de notre monde se consolide. L’absurde, ce qui ne fait pas de sens…
La Vie ne m’appartient pas mais ma vie m’appartient… C’est à moi de décider ce que j’en fais…
Comment répondre à une telle question sinon par un éclairage chrétien, le seul qui nous permet d’espérer…
Je souhaite, d’un point de vue terrestre, rester ici pour accompagner et partager avec mon mari, mes enfants, ma mère, ma famille élargie, mes amis, tous les êtres de lumière que j’ai croisés sur mon chemin. Je sais aussi que Dieu est bon, généreux et Tout-Puissant. Il peut m’accorder la grâce d’un miracle. Bien que je serai heureuse de Le rencontrer et d’aller rejoindre ceux que j’ai aimés et qui m’ont précédée, le ciel ne peut-il pas attendre? Dieu, dans son amour infini, est le seul à savoir ce qui est bon pour moi et pour mes proches. A-t-il besoin de quelqu’un qui veille sur eux de là-haut? Je m’abandonne avec confiance sans toutefois abandonner : demandez et vous recevrez!
Une Agathe…
Un mot qui pourrait décrire Agathe, c’est : équilibre. Elle maîtrise cette qualité que l’on devrait tous souhaiter communiquer à nos enfants. Même quand les nuages menacent, Agathe prend les bonnes décisions. Ce n’est pas d’hier.
Agathe avait bien entamé une carrière en informatique. Elle aurait pu ‘réussir’ selon des normes modernes mais superficielles. Agathe ne se laisse pas étourdir. Cette même logique qui aurait fait son succès professionnel, elle a su l’utiliser pour prendre des décisions fondamentales. C’est clair, elle a une longueur d’avance sur moi. Elle a pris le temps de penser. Pourquoi vit-on? Pour qui vit-on? Qu’est-ce qui compte vraiment? Où serons-nous plus tard? Pas demain, pas dans cinq, dix ou cent ou mille ans. Non, je veux dire vraiment plus tard, quand nous serons tous débarrassés de ce corps si encombrant et astreignant.
Agathe aurait pu faire une compétition professionnelle à son époux. Faire plus d’argent. Connaître plus de choses vraiment importantes, techniques. S’épuiser au travail pour être la meilleure. Il y a une grande compétition dans la recherche des richesses matérielles et la vanité personnelle. Est-ce cela, réussir? Agathe a choisi. Elle a choisi l’amour qui a permis à André de réussir professionnellement en le libérant de nombreux soucis familiaux de base. Elle a choisi l’amour qui a tissé un cocon dans lequel ses enfants ont hérité de mélanges uniques des qualités de leurs deux parents et de leurs quatre grands-parents. Avec Agathe et André, deux grandes familles se sont rencontrées. Avec Agathe, la bonté d’André s’est épanouie.
Avec Agathe, on grandit. Avec Agathe, on réfléchit. Avec Agathe, on apprend à aimer. Avec Agathe, on apprend à se connaître. On apprend à parler de choses plus essentielles et permanentes que la couleur du ciel ou le nombre de Kilo, pardon Mega, pardon Giga, pardon Tera, pardon… octets dans notre dernier gadget. Avec Agathe, même le cancer, même la pensée de la mort deviennent des instruments d’accomplissement. Tout comme Agathe, je n’ai pas peur de la mort physique. Grâce à Agathe, j’ai réalisé pourquoi j’avais peur de croire. Elle et André m’ont fait un bien beau cadeau.
L’expérience d’Agathe rapproche bien des familles, bien des étrangers. À cause du blogue de Mario, j’ai navigué sur le site des sœurs de Soeurs de Saint-Joseph de Saint-Vallier. Je me suis rappelé de mon cours élémentaire et ces femmes qui m’ont formé. À l’autre bout du continent, Agathe m’a donné l’occasion de rassembler en prières des gens qu’elle n’a jamais vus, mais qui l’aiment. J’ai réfléchi sur les pensées d’Agathe : ‘La Vie ne m’appartient pas mais ma vie m’appartient…’ ; ‘Dieu, dans son amour infini, est le seul à savoir ce qui est bon pour moi et pour mes proches. A-t-il besoin de quelqu’un qui veille sur eux de là-haut? Je m’abandonne avec confiance sans toutefois abandonner.’ Non seulement Agathe a la grâce, elle la partage.
Heureusement, on peut rire avec Agathe. Souvent même de l’absurde!
Oui, le petit rire d’Agathe. Son sens de l’humour. L’étincelle dans ses yeux. Il faut les enregistrer dans le meilleur des medium : Charlotte, Juliette, Antoine. Ce sont eux qui les transmettront à leur tour à d’autres générations.