Je suis de moins en moins capable de blairer cette expression, «devoir de réserve». C’est que je l’entends, je la lis dans un nombre important de situations où elle ne s’applique pas à mon avis. La fonction publique québécoise la définit ainsi pour ses représentants :
«Le fonctionnaire doit, dans l’exercice comme en dehors de l’exercice de ses fonctions, éviter tout ce qui pourrait porter atteinte à la dignité de ses fonctions ou à sa capacité de les exercer, donner lieu à scandale ou compromettre les intérêts du service public.»
Est-ce que ce serait le concept de dignité qui m’échappe ou la notion de scandale qui m’est parfaitement inconnue? Je commence à trouver que le développement de notre capacité à échanger des points de vue divergents est passablement amoché par cette invocation à tout instant du devoir de réserve. En éducation, les cas foisonnent de ces contextes où un individu ne peut s’exprimer autrement que dans la ligne de l’autorité hiérarchique. Quand on lit dans un journal que des prêtres sont en mesure de dénoncer l’attitude de l’Église sur certaines questions d’importance, on est en droit de se demander si la notion de devoir de réserve ne serait pas une façon moderne de perpétuer une forme d’autoritarisme nostalgique propre aux gens qui croient qu’à force d’enterrer l’opposition, les idées qu’elle véhicule vont s’effacer d’elles-mêmes.
Sur le carnet Web de Laurent ce soir, j’ai lu un commentaire de maître Éolas qui va en plein dans le sens de ce que je pense de la liberté d’expression :
«Voyez plutôt : je suis ici sur le blog d’un athée bouffeur de curés (et de chatons) [le blogue du capitaine est assez équivoque sur ces questions], hostile au pape actuel et là je vous assure que c’est un euphémisme, et même de temps en temps hétérophobe assumé. Moi, chrétien pratiquant hétérosexuel qui n’ait rien contre Benoît XVI (sauf que c’est un sale boche). Et non seulement nous nous parlons, mais rions ensemble et avons je le crois une estime mutuelle (non dénuée de concupiscence en ce qui le concerne, je le crains). Croyez vous que cela fût possible si je lui interdisais d’exprimer quelque propos que ce soit qui heurterait mes convictions ? Non ; dans cette hypothèse, nous serions ennemis.»
C’est de cela dont j’ai le plus envie de me plaindre : nous serions ennemis parce que nous ne pensons pas pareil sur tous les points de nos jonctions? Voyons donc! Bien sûr, la citation ci-devant faisait écho à cette affaire des “caricatures” du Jyllands-Posten (voir aussi cet excellent dossier chez Wikipédia) et je sais bien que c’est un sujet chaud qui ne tient pas la comparaison avec ce qui m’a mis en beau fusil. Mais enfin, que faudra-t-il faire pour se permettre un vrai dialogue en éducation sans se retrouver seul et isolé dans son coin?
Je m’essouffle à écrire sur cette question, mais je tiens à dire que l’élément déclencheur de ce billet ne part pas de mon expérience, ni de celle de Garfieldd, ce proviseur lui aussi victime du même mal.
De fait, je ne nommerai pas cet élément déclencheur, non par devoir de réserve, mais par amitié professionnelle. Je veux garder ce soir une trace de cette émotion qui s’exprime par le dégoût que peut engendrer la fonction d’autorité quand l’appartenance à une équipe isole au point de devoir marcher sur ses convictions pour masquer la fragilité des positions dites «officielles».
Le vent qui souffle envie la liberté d’expression que je me suis donnée au travers de la loyauté (même dans la dissidence) et je ne suis pas peu fier de cet état de grâce qui demeure fragile et parfois périlleux. Il faut dire qu’étant étudiant à l’Université Laval en 1983, la direction du département d’éducation physique m’avait menacé de poursuite en libelle diffamatoire ce qui avait achevé ma formation en matière de capacité à tenir sous l’eau chaude.
Demain, je me suis donné comme objectif de n’écrire qu’un billet à propos d’un débat auquel je vais participer sur ce beau sujet de notre système d’éducation et il fallait que j’évacue ce sentiment pour pouvoir regarder sans amertume les arguments en présence, mais surtout, pour pouvoir me préparer à accepter respectueusement les points de vue contraires aux miens sur des sujets qui sont au coeur de ma mission de faire apprendre.
Je crois qu’après la nuit, ça devrait aller.
«…on est en droit de se demander si la notion de devoir de réserve ne serait pas une façon moderne de perpétuer une forme d’autoritarisme nostalgique propre aux gens qui croient qu’à force d’enterrer l’opposition, les idées qu’elle véhicule vont s’effacer d’elles-mêmes. »
J’aime beaucoup ce passage. Très juste. Également celui sur le fait que d’appartenir à une équipe qui ne respecte pas la liberté d’expression (et encore, est-ce suffisant? ne faut il pas la valoriser en tant que telle?) peut isoler.
J’observe ici (à Paris) un rapport à l’autorité beaucoup plus fort qu’au Québec (a priori, on n’exprime pas en public un point de vue opposé à celui de ses supérieurs hiérarchiques) mais un rapport au débat, à la joute intellectuelle et un plaisir à l’échange de point de vue contradictoire beaucoup plus vigoureux. Un mélange un peu intriguant mais qui, à terme, je crois favorise l’avancée des débats.
Décidément, il me semble que ce serait plus sain de parler de « discernement » plutôt que de « devoir de réserve ».
Merci pour ce billet et bonne chance dans tes importants débats de la semaine prochaine.