D’autres que moi ont parlé du livre d’Andrew Keen depuis qu’il est apparu dans le paysage, à l’été 2007. «Internet tue notre culture», rien de moins. Pisani écrira «Keen s’en prend au web 2.0 au nom de l’ordre moral», Narvic lancera plutôt que l’ouvrage «est souvent brouillon et mal construit, parfois excessif ou caricatural», mais «qu’il pointe de réels problèmes et met en avant des enjeux de société fondamentaux». Malaison le citera en parlant de «démocratisation du Web [qui] est une honte qui mine la vérité, l’expérience et le talent». Jarvis refusera de débattre avec lui et enfin, sur le portail Web de Libé, on publiera une entrevue dans laquelle il affirmera que «les journaux citoyens sont idéalisés». C’est chez Olivier Le Deuff que je me suis arrêté, après avoir lu quelques autres commentaires sur le livre à partir de l’article chez Wikipédia et ce billet, «Les Geeks au pouvoir», où l’auteur établit un parallèle avec la théorie de T.H Huxley du «paradoxe du singe savant»:
«Si l’on donne un nombre infini de machines à écrire à un nombre infini de singe, l’un deux finira par pondre un chef-d’œuvre.»
Je parlais donc du compte-rendu critique d’Olivier Le Deuff. Voici quelques extraits qui m’ont mis sur la piste de quelques trouvailles:
- «Le réquisitoire de Keene s’inscrit dans une opposition symétrique aux zélateurs du Web 2.0 qui parlent de révolution ou de nouvel âge.
- Il s’agit d’une crise de l’autorité, de plus en plus concurrencée par le phénomène de la popularité.
- C’est la redocumentarisation qui est en marche et le «modèle du DJ» devient la norme tant les possibilités de mixage des applications et des données deviennent de plus en plus aisées.
- L’autre erreur serait d’instituer des amateurs en leaders, ce qui ne fait que renforcer les arguments de ceux qui tirent profit du Web 2.0. Les internautes ne sont pas les leaders du Web et pas même les fameux “digital natives”…»
Le billet du camarade Olivier met le doigt sur le développement d’une bien meilleure «culture de l’information» qui pourrait venir par «la formation et notamment celles des jeunes générations»:
«Former les nouvelles générations au sens collectif et à l’intérêt général (”participatory culture”, selon Henry Jenkins et Howard Rheingold), une mission qui incombe à l’institution et notamment à l’institution scolaire.»
Je suis parti de là pour revisiter certains billets sur les notions d’influence et d’autorité parce que je continue de croire que Hannah Arendt a raison d’affirmer qu’il est possible d’obtenir l’adhésion et agir tel une personne d’influence avec autorité «sans recourir à la contrainte par la force ou à la persuasion par arguments», et ainsi éviter «une crise de la culture». Ici encore, c’est un article d’Olivier Le Deuff qui m’a aidé à structurer mes recherches. Un extrait:
«Ainsi l’autorité conférée institutionnellement ne vient plus de la transcendance, mais bel et bien de l’influence voire de la popularité. Ce bouleversement amorcé depuis bon nombre d’années puise généralement son origine d’une désaffection pour la religion et d’un détachement vis-à-vis des traditions. Néanmoins, ces phénomènes ne signifient pas un rejet total du lien social ni de la possibilité de conférer une forme de légitimité à autrui. Les travaux des médiologues ont montré que la videosphère confère une forme de légitimité à la star. Les réseaux sociaux ne confèrent pas nécessairement un rang de star à tel ou tel blogueur mais une forme de reconnaissance mesurable. Ces transformations ne sont pas sans danger tant les possibilités de manipulations sont grandes au sein du phénomène que l’on nomme parfois web 2.0. Il convient donc de mettre en place une formation à la culture de l’information si nous ne voulons pas demeurer dans la crise de la culture.»
Cette «formation à la culture de l’information» passe par le fait d’éviter les dérapages sur des concepts qui ont des liens avec les enjeux soulevés par Keen selon Le Deuff. Deux «passages» sont névralgiques: glissements «de l’autorité vers la popularité» et «de la pertinence vers l’influence». Ceci nous mène chez Evelyne Broudoux qui a publié un texte magistral sur la «construction de l’autorité informationnelle sur le web», déjà cité par Martin Lessard en janvier 2007. Deux expressions clés entrent ici en jeu, «systèmes bâtisseurs de réputation et de notoriété» et «outils sociotechniques d’autorité cognitive». Martin a beaucoup écrit sur la notion d’autorité cognitive (1, 2) et posait de bonnes questions sur le nouveau rapport à la connaissance:
- «Quels sont les codes de reconnaissance sur lequel un usager d’Internet se repose pour décréter une information pertinente?
- Comment la communication en réseau utilise une nouvelle forme de persuasion pour transmettre la confiance en l’absence de garde-barrière?
- À quoi ressemble le nouveau mécanisme procédural de légitimation de l’information?
- Comment se forme les nouveaux réseaux de collaboration entre pairs reposant sur la confiance?»
Les réponses à ces questions pourraient bien être de nature à rassurer Keen et fournir des éléments pouvant constituer les bases de cette formation à la culture de l’information dont je parlais plus haut. Mais pour avancer certaines pistes, il faut se tourner vers ceux qui nous viennent en tête quand on pense à des gens qui réfléchissent à ces questions. Des gens comme Jeff Jarvis, entre autres… Dans son billet «Attention + Influence do not equal Authority», Monsieur «BuzzMachine» cite John Naughton à propos du concept d’autorité sur Internet en lien avec un souhait exprimé par Loïc LeMeur de pouvoir chercher parmi les quelques 7 000 entrées sur Twitter (concernant l’événement LeWeb), celles qui viendraient des utilisateurs de cette application ayant le plus «d’autorité». Voici ce qui a frappé Jarvis dans ce qu’a écrit Naughton:
«One way of doing that is to go back to Steven Lukes’s wonderful book in which he argues that power can take three forms: 1. the ability to force you to do what you don’t want to do; 2. the ability to stop you doing something that you want to do; and 3. the ability to shape the way you think. In my experience, the last interpretation comes closest to describing the authority of the blogosphere’s long tail. It’s got nothing to do with the number of readers a particular blog has, but everything to do with the intellectual firepower of the blog’s author.»
Jarvis, dans son billet, élabore de belle façon sur ce que ces concepts d’autorité, d’expertise et d’influence peuvent vouloir dire au niveau de la presse écrite en lien avec ce qu’explique Naughton:
«But the press, of all parties, should have seen that this didn’t give them authority, for the press was supposed to be in the business of going out to find the real authorities and reporting back to what they said. This is why I always cringe when reporters call themselves experts. No, reporters are expert only at finding experts. Now to put this back in Twitter terms: Reporters don’t have authority. They have attention and possibly influence because they have so many followers. But that doesn’t give them authority. There’s the fallacy Naughton pinpoints.»
Les journalistes ne sont pas les experts, mais le sont pour trouver les vrais experts… Intéressant! On a tendance à l’oublier, parfois. Les médias ont de l’influence à partir du moment où ils ont l’attention des gens qui les fréquentent; ils deviennent influents, mais peuvent n’avoir que bien peu d’autorité. Ça me rappelle ce que j’écrivais dernièrement à propos du lectorat qu’on se construit à titre de blogueur et qui finit par caractériser notre influence, pas nécessairement notre «autorité». Même si la demande de Loïc a été exhaussée en quelques heures (voir du côté de Twitority), ça ne veut pas dire que le filtre de la popularité est un bon indicateur d’autorité!
Je me souviens d’avoir écrit sur l’autorité et la confiance, en lien avec l’école à partir d’une conférence de George Leroux. Je garde en mémoire ce qu’il disait sur les «communautés d’adhésion qui seules peuvent sauver l’autorité»:
«Ceux qui exercent l’autorité sont en effet d’abord ceux qui la proposent à la liberté de ceux auxquels ils s’adressent.»
S’il y a déplacement de la confiance (comme l’écrivait Martin Lessard), «ce transfert n’est pas nécessairement un gage de vérité» et il faudra s’appliquer à ce que la «révolution citoyenne» (comme l’a écrit Paul Cauchon à propos du livre de Keen), ne tombe pas dans le piège de considérer que «tout se vaut» ou que «tout est placé sur le même plan». Les mécanismes qui produiront doucement cette culture de l’information restent à documenter, mais on ne peut nier qu’il faudra considérer davantage les aspects qualitatifs avec le «quantitatif» pour cesser de prêter flanc à ne passer que pour «des singes exubérants»!
Sur son blogue, le 25 décembre dernier, Andrew Keen écrivait justement sur un de mes auteurs favoris, Malcolm Gladwell. S’il m’arrive de rencontrer de nouveau M. Gladwell, je lui demanderai ce qu’il pense de la critique de l’auteur du «Culte de l’amateur» de son dernier livre à lui, «Outlier: The Story of Success». J’ai comme l’impression qu’il pourrait me répondre qu’elle en vaut bien une autre. Personnellement, j’aime bien l’idée qu’on me laisse librement discerner au travers de la multitude des points de vue, les arguments les plus persuasifs, parmi ceux qui ont maintenant le pouvoir de les exprimer. Comme pour cette critique de Gladwell, il me semble que le point de vue de Keen manque justement d’arguments qui pourraient me persuader davantage…
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Merci Mario pour cette longue réflexion qui résonne avec quelques récentes discussions…
Attention en effet: le Web 2.O comme bouc émissaire est un piège facile dont certains aiment se faire les influenceurs… Il faut aller plus loin et tu l’agis de belle manière ici ! 🙂
Pas d’accord avec toi par contre sur l’idée de « formation à la culture » car elle s’inscrit dans une programmation (sauf à vouloir faire toujours plus de même chose): la liste des questions que tu mets en avant le reflète assez bien… Ce qui est convoqué selon moi relève d’une autre posture… celle de l’accompagnement!
En rapprochant le titre de ce billet et le commentaire de Florence, je n’ai pu m’empêcher d’y voir en même temps un portrait ‘sur le vif’ du prof d’aujourd’hui: influenceur, autorité, passeur de culture, singe exubérant, accompagnateur…
Bonne et inspirante année 2009!
Merci pour ce billet car il est temps en effet d’apporter des précisions et de différencier autorité et popularité. Il faudra également que dans peu de temps, je précise ce que j’entends par formation et par culture de l’information.
Je ne suis pas si sûr Florence que nos représentations de ce que pourrait être une stratégie de «formation à la culture de l’information» soient si éloignées. En ce qui me concerne, l’accompagnement fait partie des stratégies efficaces de formation et je ne conçois pas comment on peut «former» efficacement sans accompagner. Ce sera intéressant de pouvoir lire Olivier sur ce sujet…
Merci pour tes bons voeux Jean. Évidemment, on comprend facilement que les enseignants veulent le moins possible faire les «singes exubérants», mais il nous arrive tous de se sentir comme tel dans certaines situations où on se voit en train d’intervenir de façon insignifiante. Tu as raison de décliner ainsi les rôles de l’enseignant.
On se souhaite à tous que l’année 2009 puisse apporter des réponses à ce dilemme qui fait croire que la popularité sur Internet entraîne automatiquement la pertinence et l’autorité, puis vice-versa. C’est encourageant de savoir qu’il y a toute une communauté et des réseaux (dont apprendre 2.0) pour y voir plus clair!
Tant mieux si nos visions se rejoignent ! 🙂 Je serai moi aussi intéressée de pouvoir lire Olivier Le Deuff sur ce sujet !
et merci de citer Apprendre 2.0 : nous allons continuer dans nos cheminements avec vous tous ! 🙂
Merci pour tous les liens, Mario!
Ma réflexion sur l’autorité cognitive (ou informationnelle selon Broudoux) va pouvoir continuer à avancer. Il n’y a pas eu beaucoup de réflexion blogosphérique sur le sujet depuis que je me suis posé la question en 2004 ou 2005. C’était plutôt sur le point mort, mais maintenant la conversation semble reprendre.
Ça m’a toujours semblé central, comme réflexion. Et la « culture de l’information » m’apparaît être un bel agenda qui pourrait émerger! Car ça rejoint une idée que je me fais que sur Internet il peut y avoir aussi de « l’autorité sans sujet », où un texte peut avoir une « autorité » même si on ne connaît pas son auteur.
Une bonne définition des vocables devrait être faire partie des prochaines étapes.
2009 s’annonce bien!
Je pense que ce billet montre lui-même les forces et les faiblesses qu’on retrouve sur la blogosphère francophone. On fait du nouveau avec de l’ancien, on cite plusieurs textes et on se dispense d’une pensée propre et profonde. D’ailleurs la longueur d’un billet ne se prête pas à la profondeur. On surfe sur le superficiel avec des apparences de réflexion profonde. C’est intéressant et amusant à la fois.
> Les journalistes ne sont pas les experts, mais le sont pour trouver les vrais experts…
Pour apprécier et comprendre le jeu d’un GMI d’échecs mieux vaut être un très bon amateur d’échecs. En clair, pour trouver un spécialiste, je demande à un spécialiste et je demande au journaliste de rédiger le texte pour qu’il soit suffisamment appétissant pour la masse.
«on se dispense d’une pensée propre et profonde»…
Il me vient tout à coup une pensée profonde…
Chacun est le superficiel des uns et le génie des autres.
Quand à moi, je n’ai aucune prétention. Intéressant? Amusant?
Soit…
Amusant.
Je n’attache pas trop d’importance aux apparences et à ceux que les gens écrivent et disent au delà de la vrai réalité des choses.
Jean-Marc, un contact parisien commun, m’a dit du bien de vous et je vous ai ajouté a mon flux RSS.