Ça se passait mardi dernier au Jardin des Tuileries à Paris. La réunion des chefs d’État et de gouvernement du G8 était précédée cette année d’un événement réunissant «le gratin» de l’internet mondial au Forum e-G8. Sur la base de ce rapport du McKinsey Global Institute, les experts se sont succédé, invités à débattre sur différents thèmes dont:
- Internet et la croissance
- Internet et la société
- Le Net de demain: qu’est-ce qui nous attend ?
- La propriété intellectuelle à l’ère du numérique
Sur le sujet de l’éducation, l’intervention de Rupert Murdoch est sans conteste celle qui a retenu le plus l’attention. Le texte de son allocution est disponible en français sur le site du Journal Le Monde, «Le numérique permettra l’égalité scolaire». Les internautes ont relayé avec générosité les propos du grand patron de médias australien. Je retiens cet extrait qui a beaucoup circulé:
«Dans un aspect de la vie sur deux, une personne qui se réveillerait après cinquante ans de sommeil ne reconnaîtrait pas le monde qui l’environne. Rien de tel dans l’éducation. Nos écoles demeurent le dernier obstacle à la révolution numérique. Pour la personne qui se réveillerait après cinquante ans de sommeil, l’aspect de la classe serait quasiment identique à celui existant à l’époque victorienne : un maître se tenant devant une classe remplie d’enfants, avec uniquement un manuel scolaire, un tableau noir et un morceau de craie. Nous sommes ici en présence d’une faillite colossale de l’imagination.»
Assez d’accord avec ce constat, je traite souvent de ces questions ici. Il y a bien entendu quelques enseignants qui inventent le futur de l’école, mais ces initiatives restent anecdotiques. La réflexion sur les objets technologiques qui entrent dans la classe (comme celle sur le TBI par exemple) reste à faire sous l’angle des apprentissages qu’ils peuvent faciliter bien davantage que sur le «changement de look» de la classe. Je reviens à Rupert Murdoch:
«La clé, ce n’est pas l’ordinateur ou la tablette voire un dispositif quelconque, mais le logiciel qui impliquera les étudiants, leur enseignera les concepts et leur apprendra à penser par eux-mêmes. Toutes les études vous diront que plus l’enseignement est interactif et personnalisé, plus les résultats de l’étudiant s’améliorent.»
Au moment où les premières manchettes sont apparues sur La Toile, bien peu de voix se sont élevées contre les propos de celui qui souhaite que la technologie transforme l’éducation. Par l’intermédiaire du canal Twitter de deux copains internautes (1, 2), j’ai été dirigé vers trois articles (en anglais) qui ne semblent pas avoir été placés dans la perspective des déclarations de M. Murdoch. Pourtant, ils précisent la pensée du magnat de la presse et surtout, sa vision de l’école et du rôle des enseignants. Ils mettent en vedette Joel Klein (ex «Chancellor of the New York City Department of Education»), nouvellement embauché par News Corporation (propriété de Rupert Murdoch) en tant que Chef de la direction de la division «Éducation». Un premier extrait de The Education of a Murdoch Man:
«Exactly how Klein’s burgeoning passion for this stuff will take shape inside News Corp. has yet to be hammered out. But he makes clear that he believes the “huge transformation in the field of education” that is coming is “going to be driven by private markets”—by a wave of digital-learning start-ups now swelling around the country. And that, whether through investments or acquisitions, Murdoch intends to ride this wave, ideally to the benefit of both the education system and News Corp.’s bottom line: “Otherwise, we wouldn’t have done this,” the outgoing chancellor says.»
L’idée véhiculée par Murdoch au e-G8 de favoriser l’accès des meilleurs spécialistes d’un domaine dans toutes les salles de classes à un prix accessible sous prétexte que les connaissances évoluent à grande vitesse est séduisante, bien entendu. Dans une entrevue accordée par Joel Klein à Education Week, on en apprend davantage sur le «plan Murdoch»:
«We’re at a point, not just at News Corp., but more broadly, where sophisticated new software platforms are making possible highly interactive and individualized instruction. But I don’t think these things happen overnight. It’s a process. This is a time, right now, maybe stimulated by some of the budget issues, when these changes can happen. In the simplest terms, if you see some of the high-quality interactive programming that now exists, or if you see what’s happening with Florida Virtual, with maybe 250,000 students using it and a public organization that’s making money–which is quite rare–then you’ve [got to think] that this an opportunity for dramatic change.»
Doit-on voir dans cet extrait ce que voulait dire Rupert Murdoch quand il parlait de «logiciel qui impliquera les étudiants, leur enseignera les concepts et leur apprendra à penser par eux-mêmes? Dans le The Atlantic, une chronique de Derek Thompson dont le titre demande si les collèges sont [enfin] prêts pour «ce genre» de révolution, va encore plus loin. En faisant «du pouce» sur une assertion du clan Klein («One of the best things we could do is hire fewer teachers and pay more to the ones we hire»), l’auteur se demande si la passerelle vers cette vision d’un enseignement plus individualisé ne serait pas la technologie et surtout, les logiciels:
«If you get the best math professors in the world–who are great teachers and who deeply understand math–and match them with great software developers, they can create sophisticated interactive programs that engage kids and empower teachers. Why not start with such a program and then let teachers supplement it differently, depending on the progress of each student?»
Au terme de ces lectures, je demeure convaincu de la véracité de certaines prémisses de Rupert Murdoch. Mais je me méfie un peu de la médecine proposée par ce financier pour corriger la situation en éducation. Si je crois fermement au bien-fondé de certaines pratiques en classe à base de différenciation pédagogique, j’entretiens de sérieux doutes sur une révolution basée exclusivement sur une approche logiciel. Je ne suis peut-être «qu’aveuglé» par ma pratique, moi qui en quelque sorte est «en affaires» (à une autre échelle que Rupert Murdoch, quand même), mais je méfie toujours un peu du mur-à-mur qui enlèverait de l’autonomie professionnelle aux enseignants, encore davantage, si ça implique «d’enlever» des enseignants, de surcroît.
Reste qu’il faudra continuer de s’intéresser au cheminement de News Corp et au travail du tandem Murdoch-Klein.
Tags: "Administration scolaire" "Pédagogie et nouvelles technologies" "Some posts with English content" LesExplorateursduWeb Partageons le savoir
Bonjour Mario,
Ce billet est absolument passionnant! J’adore l’analogie de l’homme qui se réveillerait 50 ans plus et qui ne reconnaîtrait rien sauf… l’école! Y a-t-il un argument plus puissant pour exprimer la désuétude de nos méthodes pédagogiques, pour souligner les mentalités réactionnaires de nos élites politiques occidentales?
Ton billet et ses références sont trop riches en réflexions pour les digérer en une seule lecture! Je vais y revenir encore et encore.
Sans jeu de mots, tu es un maître!
Benoît