J’étais directeur de l’école voisine de celle où quatre adolescents de 13 à 16 ans se sont enlevés la vie dans la région de Coaticook entre le 15 novembre 1996 et le 7 janvier 1997. Une sorte d’épidémie de suicides. Je me souviens de l’horreur dans les yeux des parents. J’ai en mémoire aussi le désarroi des éducateurs et la peine des élèves. J’étais jeune directeur et j’étais un peu paniqué moi aussi. On avait formé une cellule de crise. Nous nous regroupions le vendredi matin en janvier et février 97 pour dépister les cas de jeunes qui pourraient être «à risque» de ne pas passer la fin de semaine. Il nous fallait un «arrêt d’agir». L’urgence nous habitait…
Cette période de ma vie m’est remontée à la gorge en apprenant que Marjorie Raymond de Sainte-Anne-des-Monts était passé à l’acte mardi dernier. Quinze ans. Elle s’est fait violence et comme c’était le cas pour les jeunes de la région de Coaticook, il y avait sûrement une équation bien complexe de motifs l’ayant pressé à l’urgence d’en finir. Dans une lettre adressée à sa mère, elle a évoqué l’intimidation dont elle était victime. Intime conviction du moment l’ayant persuadée que la seule issue était de rompre avec la vie. Intime idée…
Des parents en crise
Nos pensées se tournent évidemment vers les parents à l’occasion d’un tel drame. Le sentiment de vertige est épouvantable. La brûlure est insoutenable. Les pires émotions remontent à la surface, incluant la rage et le sentiment de ne pas avoir vu venir, d’autant que dans la situation de Marjorie Raymond, il semble y avoir eu plusieurs appels à l’aide concernant les gestes d’intimidation subis en amont. La culpabilité des uns et des autres… Une des motivations de la jeune fille pouvait-elle avoir été de se venger de ceux qui posaient des gestes agressifs ? On ne saura jamais…
La question de ce que les parents pouvaient faire de plus, restera également sans réponse… Pas d’issu de ce côté-là non plus.
Faire de la place aux parents à l’école est un combat de tous les instants. Plusieurs forces entrent en opposition. Les élèves aiment leurs parents, mais ils ne veulent pas les voir près d’eux en présence de leurs copains, instinctivement, à partir d’un certain âge. Les enseignants, les surveillants et les animateurs en présence des jeunes ne savent pas trop ce qu’ils pourraient faire avec cette «embarrassante» présence à l’école. Les professionnels non enseignants et les cadres veulent bien recevoir certains parents sur rendez-vous – les enseignants aussi, bien entendu – mais on réalise vite que la présence de l’un d’eux entre les murs devient suspecte. L’école est souvent intimidante pour les parents.
Force est d’admettre que depuis longtemps, à quelques exceptions près, les parents n’ont pas droit de cité là où se passe une grande partie de la vie des enfants. C’est un problème qui explique peut-être l’absence de réelle démocratie scolaire au Québec. Le privilège qui donnait dans la Grèce antique le droit de participer à la vie de la cité, s’est perdu en chemin vers l’école.
Peu d’implication communautaire encouragée par l’institution scolaire. L’engagement parental y est perçu au mieux comme un mal nécessaire pour combler certaines lacunes en ressources humaines. On part de loin…
Dans un contexte où tout va bien, un parent «normal» pourra se satisfaire des réponses évasives offertes par les jeunes au retour de l’école si leurs comportements semblent concorder avec ceux à la maison. Et encore… c’est un des apprentissages les plus complexes qu’un parent doit envisager : composer avec la distance que met l’école avec nous, parents. On a beau observer, scruter, estimer, deviner tatillonner; on est très loin d’une science exacte. On fini par couper le cordon à quelque part pendant le secondaire.
Avec mes trois garçons, tous mes trucs de directeur d’école y ont passé… et quelques fils ont tenu jusqu’au collégial.
Quand ça ne tourne pas rond dans le comportement de notre enfant, quand des signes ne mentent pas, évidemment, papa/maman ont raison d’insister.
Le milieu scolaire est parfois étrange dans ses réactions. Le parent d’enfant au prise avec le sentiment d’être intimidé devient lui-même très vite impuissant. S’il faut résister à l’envie de régler ça par ses propres moyens, passant outre sa progéniture, reste que ça prend beaucoup de sagesse et de confiance pour travailler à distance de l’action, en complicité avec son enfant. Quelques-uns y arrivent, mais la plupart y perde des plumes.
On dit des enfants intimidés tout autant que de ceux qui agissent « en bourreaux » qu’ils manquent d’habiletés sociales. Pourrait-on affirmer qu’ils ont «hérité ça de leurs parents» ? Ça pourrait expliquer pourquoi, les parents d’enfants intimidés ne se regroupent pas, mais ont plutôt tendance à s’isoler ? La roue tourne et si l’école par ses éducateurs ne s’ouvre pas davantage, on tombe vite dans une spirale de violence… parfois retournée contre soi-même. Pas simple, ni évident.
L’éducation aux délais…
J’en parlais chez Dominique Poirier récemment*, tout va trop vite. Plusieurs parents répondent très rapidement aux demandes des enfants qui n’apprennent plus la valeur du délai. À l’école, on hérite dès le préscolaire d’habitudes empreintes d’intolérance à l’attente. On ne fait pas toujours notre part pour contribuer à éduquer à l’importance du délai. En amour, en matière de sexualité, au volant, dans nos habitudes de consommation, les adultes n’ont pas beaucoup de leçons à donner aux enfants sur ce sujet.
L’espérance psychique… la conviction que viendra un plus grand plaisir au bout du désir ne semble plus faire partie du corpus des apprentissages. On dirait. Genre. Style.
L’entraînement sportif, les arts en général et la littérature en particulier participaient à construire la valeur de l’attente. Quelques autres activités où le sens de l’effort permet de comprendre que tout vient à qui sait attendre en ne démissionnant pas, donnent de bons résultats, mais on privilégie trop souvent des activités moins nourrissantes. Je ne parle pas nécessairement des jeux vidéos qui, à certains égards, ont leur haut niveau d’exigence en terme de problèmes à résoudre et de difficultés à surmonter. Plusieurs de ces jeux travaillent la patience… il s’agit de les repérer !
Il nous faut réaliser en famille comme entre collègues qu’une réflexion s’impose et qu’elle déborde la stricte question de l’intimidation et du suicide. Le « j’vas régler ça assez vite moé », on sait que ça ne marche pas…
L’intimidé(e) en vient souvent à croire qu’il/elle est seul(e) dans son combat qui vise à cesser d’avoir mal. Il/elle devient de plus en plus vite à fleur de peau. L’intimidant(e) est aussi une bibitte bien sensible qui, d’ailleurs, se promène souvent d’un rôle à l’autre, si je me réfère à mon expérience de directeur d’école. Le décès tragique de Marjorie Raymond frappe l’imaginaire de plusieurs d’entre nous probablement parce que chacun avons une expérience d’intimidation dans le corps.
L’idée intime du suicide pour venir à bout de l’intimidation est un leurre. Pour s’aider à la repousser, il faut ouvrir davantage nos mentalités, nos écoles et redonner toute sa force au pouvoir des délais.
J’ai appris des événements de 1997. Ça fera bientôt quinze ans. Une jeune fille du même âge vient de mourir en me rappelant que le travail n’est pas terminé. Repose en paix Marjorie.
* « L’école d’antan était-elle plus efficace? », L’après-midi porte conseil, http://www.radio-canada.ca/emissions/lapres-midi_porte_conseil/2011-2012/chronique.asp?idChronique=185855
N.B. Ce texte a d’abord été publié au Voir, le 30 novembre 2011 sous le titre de «Intimidation : Une intime idée».
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