Note : Ce billet a d’abord été publié au Journal de Québec et au Journal de Montréal dans la section du blogue des «spin doctors».
Plusieurs Québécois ont décidé de se prévaloir du fait que le vote à visage couvert est légal pour enclencher une vague sans précédent de dénonciation. Alimentés par l’initiative « Le 19 octobre je vote voilée! » qui regroupe actuellement 9 500 participants, des citoyens se présentent masqués aux bureaux de vote par anticipation, ce qui oblige les officiers à appliquer la loi et ainsi permettre ce qui veut être dénoncé. L’absurde est à son comble. Une question demeure cependant… À qui profite le buzz du vote masqué ?
On parle bien d’un mouvement en train de devenir viral. Non pas qu’il y ait tant de personnes déguisées dans les files d’attente pour aller voter cette fin de semaine, mais comme en témoigne un journaliste de la région de Québec, «Dans la file, ça parle uniquement de… niqab». Le titre de certains articles évoque le sentiment que plusieurs veulent donner au geste, «Combattre le ridicule par le ridicule» !
Le Journal et d’autres médias offrent une abondante couverture au phénomène (1, 2, 3, 4, 5). Une analyse pointe déjà du doigt le ridicule de la situation et surtout le problème que cela pose. Mais le fait est que la vague est partie…
Hier, j’ai vu passer deux commentaires d’autant de chefs politiques à propos du vote masqué (on peut les entendre dans ce topo vidéo sur le sujet):
Certains citoyens s’enregistrent sur vidéo pour témoigner du sens de leur action…
Il me semble justifié de vouloir comprendre à qui pourrait profiter ce mouvement. Impossible pour moi actuellement d’y voir une tentative délibérée d’un parti politique de faire bouger le vote à son profit, mais compte tenu qu’en période électorale le hasard n’existe pas vraiment… on doit se poser la question.
La cible avouée des organisateurs du mouvement est «de susciter une prise de conscience collective (…) pour l’exercice de la démocratie dans la laïcité. Les organisateurs dénoncent «les symboles religieux (toutes religions confondues) qui représentent l’inégalité». Ceux qui participent n’ont peut-être pas ces considérations en tête et on peut spéculer longtemps sur le sens du geste, mais il y a fort à parier qu’on souhaite pousser pour l’adoption d’une législation sur le vote à visage découvert.
N’oublions pas que l’initiative « Le 19 octobre je vote voilée! » est née en réaction à la décision de la Cour fédérale d’appel d’autoriser le port du niqab lors des cérémonies de citoyenneté.
Les électeurs potentiels du Nouveau Parti démocratique (NPD) et dans une moindre mesure ceux du Parti libéral (PLC) me semblent clairement ciblés.
Vers quel parti voudrait-on faire migrer leur vote ?
Je ne crois pas qu’il y ait des stratèges de la garde rapprochée du Bloc ou du Parti conservateur (PCC) qui soient derrière ce mouvement, mais des gens qui ont milité pour l’adoption de la charte des valeurs du Parti québécois, je crois que c’est possible.
On me dirait dans quelques semaines que cette croisade anti-niqab a conduit certains électeurs du NPD et du PLC vers le Bloc que je ne serais pas surpris du tout. Il se peut que le PCC en profite un tout petit peu, mais les sondages démontrent qu’il y a beaucoup moins de partisans NPD ayant comme deuxième choix les conservateurs que le Bloc québécois.
Vincent Marissal écrivait hier dans sa chronique «qu’il ne manquera pas de militants, députés et ex-députés pour critiquer directement le chef Thomas Mulcair et son entourage» s’il s’avérait que le NPD «ne se relance pas d’ici au 19 octobre». La « gestion du niqab » est au coeur des critiques. Cet extrait du texte de Marissal est particulièrement évocateur du malaise qui gronde…
Les stratèges qui ont cru que «l’affaire» se tasserait et qu’on pourrait passer à des choses plus importantes ont sous-estimé l’électorat, au Québec du moins.
Dans une de ses dernières chroniques, mon collègue Claude Villeneuve (ex rédacteur des discours de Mme Marois) écrivait que «La campagne finit aujourd’hui». Son point est à l’effet que passé cette fin de semaine de l’Action de grâce, «les chefs n’auront plus d’autres chances d’inverser les tendances». C’est connu, «les longs congés et les rassemblements qu’ils favorisent ont l’effet d’accélérer les tendances dans l’opinion publique».
Le buzz du vote masqué finira par avoir raison de la vague orange. Les plus indépendantistes au Québec, sensibles à ce sujet du port du niqab, seront tentés de revenir au Bloc et les autres pourront toujours se réfugier vers les seuls au fédéral qui pourront légiférer dans un nouveau parlement sur le vote ou les cérémonies de citoyenneté à visage découvert : un gouvernement conservateur.
Un dernier point. Tous ceux qui ont clamé haut et fort que cette question du port du niqab est une arnaque et que dans cette campagne, il fallait parler de sujets beaucoup plus importants pour l’avenir du Canada ont contribué à l’ampleur du buzz. Tout le temps passé à écrire et à dire qu’il fallait changer de sujet, on a parlé du sujet.
Plusieurs Québécois sont en train de dire de façon plus ou moins sérieuse, se ridiculisant parfois même je l’admets, que le visage découvert est une valeur pour eux et qu’ils n’acceptent pas ce symbole de soumission de la femme (à leurs yeux) dans ces moments importants de l’accueil à la citoyenneté et du vote.
On peut les en blâmer, on peut se mettre en colère, il n’en demeure pas moins que ces gens vont décider cette fin de semaine et le 19 octobre prochain pour qui ils vont voter pour s’assurer que ce sujet demeure une préoccupation.
Le buzz du vote masqué est peut-être un voile, mais il est réel dans la tête de ceux qui le porte.
Ajout : Un collègue du Journal a choisi d’écrire sur le même sujet, «Le vote masqué et la démocratie».
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