Note : Une première version de ce billet a d’abord été publiée au Journal de Québec et au Journal de Montréal dans la section « blogue ».
Dans le cadre du «Devoir» de débattre du 6 octobre dernier qui a porté sur les «Mutations tranquilles de l’éducation», un des participants publie aujourd’hui un texte dans lequel il pourfend l’utilisation en classe des technologies de l’information et de la communication (TIC). Elles seraient selon ce professeur de philosophie au Cégep Gérald-Godin un «cheval de Troie» destiné «à casser, à mettre au pas et à dénaturer le rôle fondamental de l’enseignant».
Se servant des résultats pour le moins mitigés de la dernière Réforme de l’éducation au Québec, Réjean Bergeron prétend que l’entrée en force des TIC dans le monde de l’enseignement devient une tentative de donner «un second souffle» aux mêmes idées…
Rien de plus faux, de mon point de vue.
« Savoir par cœur n’est pas savoir. C’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. »
Michel de Montaigne (1533-1592)
Il faut d’ailleurs savoir qu’en informatique, l’expression «cheval de Troie» fait également référence à un véhicule qui fait « entrer le loup dans la bergerie ».
Personne dans les écoles ne souhaite éloigner ceux qui apprennent des connaissances. Je crois plutôt qu’on est de plus en plus nombreux par contre à vouloir qu’ils sachent faire avec ce qu’ils savent.
Il est néanmoins vrai que l’utilisation d’Internet et des TIC met beaucoup de pression sur les enseignants. Je comprends le sentiment de Monsieur Bergeron…
S’agit-il d’une simple nostalgie du temps où les enseignants étaient les seuls « à savoir » et à pouvoir instruire ?
Est-on en présence d’une simple résistance [pourrait-on ajouter « justifiée » ?] au changement ?
C’est beaucoup plus profond.
L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) rappelait récemment que ses pays membres «doivent adopter une approche différente pour exploiter les possibilités offertes par les nouvelles technologies à l’école».
Le fardeau de la preuve qu’on pourrait mieux faire dans les classes avec les TIC que sans, appartient en premier aux technopédagogues, aux directions d’école et aux chercheurs.
Par contre, si les ordinateurs ont parfois « ce pouvoir » de repousser l’accès aux savoirs par des utilisations qui ne servent pas bien les apprentissages, on aurait tort de sous-estimer leur utilité pour y accéder.
Il faudra s’y faire selon moi. Les enseignants continueront à sentir la pression de devoir partager avec les TIC la fonction de pourvoyeur de connaissances. Leur monopole est sérieusement remis en question… mais d’autres fonctions pourraient du même souffle les rendre encore plus indispensables que jamais auparavant.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je crois vraiment qu’un texte comme celui du professeur Bergeron fait oeuvre utile. Trop d’enseignants cèdent facilement au mirage des ordinateurs portables, des tableaux blancs interactifs et des tablettes numériques. Les promesses pédagogiques des renards de la techno agissent trop souvent de manière à ce que les corbeaux qui enseignent lâchent trop rapidement le fromage de la matière à étudier.
«Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute» – extrait d’une fable de La Fontaine
Mon autre réaction à la lecture de ce texte me porte vers un projet international auquel je participe bénévolement à titre de membre du conseil d’administration de l’Institut de gouvernance numérique, FuturEduc – Imaginer l’Ecole pour tous à l’ère numérique. Avec des collègues de la France, de la Suisse et du Québec, nous tentons d’anticiper de quoi pourrait être fait l’école de demain sur la base de certains usages en rupture avec nos façons de procéder actuelles..
Je ne tenterai pas de convaincre M. Bergeron ou le lecteur de ces lignes du potentiel pour la classe de ce qui se passe dans ces expérimentations, mais ce que j’y découvre est fascinant.
Au début d’octobre, à l’occasion d’ateliers de travail avec des étudiants de l’École Boulle et de l’ENS-Cachan en France, il leur a été demandé d’identifier « leur vision de l’école de demain sous forme de scénarios prospectifs ».
La restitution de leur travaux donnera mal au coeur à certains, mais quant à moi elle invite à l’introspection…
Quatre sujets y ont été développés :
- Le maître ignorant – Le lieu du hasard
- L’école inversée – Une école saisonnière
- L’école 99% à distance – Le bus magique
- L’école refondée sur les neurosciences – Bioveille
Cet extrait du Manifeste de l’ignorance qui me paraît s’adresser « aux planqués des écoles primaires et secondaires françaises, déprimés rémunérés, enseignants prêcheurs et autres déserteurs de la Révolution Numérique » offre en quelque sorte une belle répartie d’outre-mer aux propos de Réjean Bergeron…
Nous ne sommes pas tenus de lâcher le morceau pour autant, bien entendu.
Renversons la question : de quoi voulons nous nous priver comme enseignant lorsqu’on refuse de laisser entrer en classe les technologies de l’information et de la communication ?
Je fais le plaidoyer que ce ne sont pas les tenants de la Réforme de l’éducation ou les technopédagogues qui exerceront le plus de pression sur les enseignants pour qu’ils tiennent compte des possibilités qu’offrent les TIC pour accéder aux connaissances et réussir leurs études.
Regardez bien aller ces enfants qui se connectent au monde dès qu’ils en ont la chance, messieurs mesdames les profs. Ils n’ont pas fini de vous étonner !
Ils vous disent : «À partir d’aujourd’hui, l’instruction est comme la liberté, elle ne se donne pas, elle se prend» – A. I., Agathe Macha, Alexis Blanchard, Julie Blachet et Sarah Caraman, tous auteurs du Manifeste de l’ignorance.
Tags: "Administration scolaire" "La vie la vie en société" FuturEduc