J’exerce une veille constante sur ce sujet du multitâche dans un contexte où il se dit bien des choses sur les caractéristiques des jeunes de la génération C. Certaines nous commandent de s’ajuster, mais plusieurs font aussi partie de ce qu’on pourrait appeler des légendes urbaines 2.0. Ainsi, quand Olivier Parent m’a rejoint au début mars, j’ai immédiatement pensé à cette documentation que j’amasse sans l’objectiver. J’avais bien écrit ce compte-rendu d’une rencontre avec Marc Prensky où il avait été question de ce sujet, mais je me suis peu exprimé sur ce carnet pour faire le point. L’étudiant finissant en journalisme au Cégep de Jonquière me proposait un entretien téléphonique dans le cadre d’un reportage qu’il voulait réaliser sur «les effets du multitâche en cette ère numérique». L’occasion était belle et j’ai accepté.
J’ai relu quelques articles dont celui d’Hubert Guillaud chez Internet Actu et le billet de Lori Brabant-Hudon chez Opossum pour me mettre «dans l’atmosphère». Depuis notre conversation… bien peu de nouvelles, jusqu’à ce que j’apprenne que Olivier avait remporté la troisième place – ex aequo – du concours des hebdos organisé pour les finissants en journalisme en ATM avec «son reportage». Bonne nouvelle!
J’ai donc offert à Olivier de publier ici son article, ce qu’il a accepté. Vous le retrouverez donc sous l’hyperlien plus bas. J’ajoute aussi ces trois autres références qui me paraissent bien compléter le sujet:
- «Multitâche : entre utopie et vague de fond», publié au Journal Les Affaires et écrit par Steve Proulx
- «Multitâche : le cerveau se répartit le travail», publié au Réseau d’information pour la réussite éducative et écrit par Véronique D’Amours
- «Le mythe du cerveau multitâche», publié au Webzine Cerveau&Psycho.fr et écrit par Émilie Auvrouin
Multitâche, multiples nuances
Olivier Parent
Texter et chatter sur MSN à l’écoute d’un match de hockey tout en étudiant pour son examen de comptabilité. Jouer aux cartes en suivant l’intrigue de Six Feet Under et en se laissant bercer par l’électro-pop de MGMT. Ce sont là les réelles routines de Marie-Claude, Maryse et Maxence, trois «multitâcheux» dans la vingtaine. Ils sont aguerris et loin d’être guéris de leur propension à être distraits, parce que tiraillés entre une flopée de médias d’information. C’est grave, docteur? Peut-être pas autant qu’on semble nous le faire croire.
En août 2009, une équipe de chercheurs de l’Université de Stanford est venue à la conclusion que les individus pratiquant fréquemment le multitâche sont plus susceptibles de développer des problèmes cognitifs. Ce constat publié dans la revue scientifique Proceedings of the National Academy of Sciences a vite été relayé par les médias de partout à travers le monde. Y compris au Québec.
L’étude a établi que les multitâches performent mal, car ils se concentrent moins bien que les monotâches et peinent à passer facilement d’une tâche à l’autre. «Ils deviennent des champions de la non pertinence et tout les distrait», a déclaré l’un des coauteurs de l’étude, Clifford Nass.
En clair, les fidèles du multitasking seraient sujets à développer des problèmes de trouble d’attention et de contrôle de la mémoire. Ce qui les pousserait à changer d’emploi plus souvent. Rien de très positif, en somme.
Déjà, en 2005, une étude de l’Institut de psychiatrie de l’Université de Londres avançait que les travailleurs distraits par les courriels et les appels téléphoniques détenaient un QI deux fois inférieur à celui des fumeurs de pot. Une chercheuse de l’Université de Californie certifiait quant à elle, en 2008, qu’un travailleur était distrait par un changement de tâches toutes les trois minutes et qu’il lui fallait 30 minutes pour reprendre le travail là où il l’avait laissé.
Face à ce discours pessimiste polarisé par les médias, une étudiante finissante de l’École de psychologie de l’Université Laval, Cindy Chamberland, a vérifié s’il était légitime de rapporter que le multitâche engendrait de tels coûts de production en y dédiant sa thèse de doctorat.
Elle a alors fait passer des tests à quelques dizaines d’individus pour scruter les effets de l’alternance de tâches (une tâche A complétée succède une tâche B et ainsi de suite). Pour ses recherches, elle a utilisé des tâches de mémoire sérielle visuelle qui sollicitent plus de ressources que celles de «la littérature», ayant remarqué que les études sur le sujet étaient souvent tronquées.
Mme Chamberland a alors constaté qu’avec des tâches représentatives d’un milieu de travail, une alternance de tâches n’a aucun de coût de production. Même que dans certains cas, un changement de tâche peut être bénéfique pour la mémoire, car il permet au cerveau de se libérer, de s’oxygéner. «C’est jamais noir ou blanc. Il y a plein de nuances et ça dépend du contexte et des caractéristiques des tâches», relève Cindy Chamberland, qui bûche sur cette question depuis cinq ans.
Son superviseur et professeur en psychologie cognitive, Sébastien Tremblay, ajoute qu’une interruption de tâche – un autre type de multitâche caractérisé par les technologies qui stoppent l’exécution d’une tâche – n’aurait pas plus d’incidence. «L’interruption a souvent un impact de capture soudaine de l’attention, mais cet effet se dissipe rapidement», relate-t-il.
L’auteur et consultant en sciences cognitives Pierre Fraser, qui traite du multitâche dans son livre Tendances – Savoir les décrypter pour en tirer profit, atténue pour sa part les résultats de l’étude de l’Université de Stanford, sans mettre en doute sa véracité.
Après tout, il remarque que le multitâche est plus pratiqué que jamais, relevant le fait que l’assistance d’une conférence s’intéresse désormais davantage à son portable qu’à l’orateur. Ayant toujours existé, le multitâche se voit seulement amplifié par les nouvelles technologies. À son avis, l’augmentation des cas de trouble déficitaire de l’attention prédite par Nass et ses collègues sera marginale et ne deviendra pas un phénomène en soi.
La société vire dinde?
Si phénomène il y a, c’en est un de «dindification», croit Pierre Fraser. Une expression de son cru qui traduit l’incapacité de l’opinion publique à se forger un esprit critique et sa tendance à capter les idées reçues. «Tout le monde suit le troupeau et les beaux discours alarmistes provenant des médias comme des dindes», dénonce-t-il.
Ce faisant, il serait faux de croire que le multitâche n’est qu’une réalité des jeunes générations. L’essayiste voit plutôt le multitâche comme une manifestation de la philosophie Toyota qui a migré dans le tissu social et selon laquelle tout doit être parfait. Les gens veulent ainsi performer dans toutes les sphères de leur vie, et ce, dans l’esprit du zéro défaut et de la tolérance zéro. Le problème d’après lui, c’est qu’ils n’ont pas appris à se concentrer, à filtrer et à structurer l’information qu’ils interceptent.
Comment prendre le taureau de la distraction par les cornes? Aussi simplement qu’en ciblant ses périodes d’attention optimale, suggère le coach scolaire et spécialiste des technologies de l’information et de la communication (TIC), Mario Asselin. Que ce soit aux aurores, pendant le lunch ou après Virginie.
Pour bien entraîner sa concentration, toute personne doit également s’accorder des moments de repos pour recréer, et non pas attendre d’être fatigué pour s’arrêter. «Quand une personne se laisse tenter par les vertus du multitâche, c’est signe qu’elle n’est pas prête à faire la tâche à laquelle elle s’est astreinte», avance M. Asselin.
Il observe que plusieurs personnes se leurrent sur les mérites du multitâche alors qu’ils confondent automatismes et tâches qui demandent de l’attention. Par exemple, le simple fait de marcher est un automatisme qui demande des énergies au cerveau et qui, d’une certaine façon, nous distrait. La moyenne des ours possède l’attention nécessaire pour multiplier ce type de tâches. «Une personne s’adapte à certaines stimulations et le multitâche me paraîtrait « plus rentable » dans des conditions où l’on ne solliciterait pas les mêmes zones du cerveau», explique-t-il.
Et jusqu’à preuve du contraire, les membres de la génération C qui ont grandi avec les outils numériques n’auront pas plus de facilité à butiner d’une tâche à l’autre.
Sur les bancs d’école
Le défi en cette ère numérique où pullulent les Facebook, Twitter et autres réseaux sociaux, c’est d’éduquer les jeunes à la concentration. Pour Pierre Fraser, cela passe par plus de lectures et de visionnements de documentaires jusqu’aux premières années du secondaire. «Quand on lit un livre, on est plongés dans une page unique. Quand on écoute un film, on est aussi complètement absorbés.» Il précise tout de même que cela exige «une matière absorbante», car la concentration va de pair avec l’intérêt.
Mario Asselin, lui, est plutôt d’avis qu’il ne faut pas imposer une façon de faire aux étudiants. «Vaut mieux améliorer la façon des jeunes, quitte à leur faire réaliser que ce n’est pas la bonne. On n’est que de passage dans leur vie, donc ce qu’ils privilégient spontanément, on doit en tirer profit», souligne celui qui est l’un des instigateurs du programme d’études démocraTIC de l’Institut Saint-Joseph à Québec.
Lancé en 2003, ce programme intègre les TIC dans la boîte à outils de la pédagogie en misant sur la possession d’un portable par étudiant et l’utilisation de cyberportfolios (une sorte de blogue). «On partait du principe qu’on n’avait pas toujours besoin de l’attention des jeunes. On est portés à vouloir solliciter la même chose, à vouloir 100% de la concentration. Et c’est ça là que le bât blesse.»
Dans cette optique, une intense période théorique est suivie d’une période de réflexion individuelle sur le cyberportfolio. Des élèves avaient d’ailleurs raconté à Mario Asselin, alors directeur général de l’Institut, qu’ils aimaient s’exprimer sur un blogue, puisqu’ils n’étaient pas interrompus par des camarades comme c’est souvent le cas à l’oral. En variant les types de pédagogie, il estime que l’établissement assure des apprentissages de qualité et une meilleure alternance de tâches. Parce que les assaillir de théorie pendant cinq heures et leur bloquer l’accès aux réseaux sociaux lui apparaît contre-productif.
Le professeur en psychologie Sébastien Tremblay le rappelle : «Il ne faut pas oublier que les technologies sont souvent là pour faciliter et aider notre travail. Leur bénéfice surpasse bien souvent l’impact négatif potentiel.»
Parlez-en aux adeptes du lifehacking, un mouvement né en 2004 qui guide les life hacks à se donner des trucs pour être plus productifs dans ce monde hyper technologique et qui s’est vite essoufflé. «Les gens se sont désillusionnés parce qu’ils mettaient tellement de temps à s’organiser qu’ils en perdaient leur temps», note le journaliste indépendant Nicolas Langelier.
De leur côté, Marie-Claude, Maryse et Maxence ne comptent pas abandonner leur télé et leur Macbook pendant leurs périodes de travail. Mais ils se disent conscients des mauvais plis qu’ils peuvent prendre en s’adonnant au multitâche. C’est peut-être ça l’essentiel.
Note sur l’auteur: Olivier Parent se décrit comme étant journaliste, téléphage et hypocondriaque. Fraîchement diplômé du programme Art et technologie des médias (ATM) au Cégep de Jonquière, il espère vivre de sa plume dans un futur pas si lointain. Et sait très bien que le multitâche le guette.
Mise à jour du 6 mai 2013 : « Comment le multitâche affecte notre attention », sur le blogue Triplex de Radio-Canada.
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Voici un lien intéressant pour votre réflexion sur le multitâche en éducation selon des chercheurs : http://www.cerveauetpsycho.fr/ewb_pages/a/actualite-le-mythe-du-cerveau-multitache-24989.php
Bonne lecture.
Guy
Article très intéressant et nuancé. Je constate que cet étudiant a fait une bonne recherche afin de présenter ce texte. À mes yeux, ça lui donne de la crédibilité.
Sur une autre note…
Ça m’étonne toujours que les étudiants du Cégep de Jonquière en journalisme réussissent à trouver des personnes ressources un peu partout dans la province sans trouver celles qui sont sous leur nez, au Saguenay! Dans ce cas particulier, le résultat est excellent! J’ai bien aimé l’article.
C’est tout de même questionnant… Est-ce un effet des réseaux? Le fait d’avoir si facilement avoir accès à des personnes localisées d’un bout à l’autre de la planète nous empêche-t-il de voir ce qui nous entoure? Moi, par exemple… Je suis en contact via Twitter, mon blogue, Skype et plusieurs outils technologiques avec plusieurs enseignants partout au Québec. À la lecture de cet article, j’en suis venu à me demander combien d’enseignants passionnés par l’intégration des TIC en éducation agissaient à quelques coins de rue de chez nous? Et sans que je le sache bien que ce sujet m’intéresse? Je trouve cela embarrassant…
[…] degré d’attention pour une de ces tâches peut être affecté par l’autre ». Je cite ici un autre billet écrit dans la foulée de celui témoignant de ma rencontre avec M. Prensky en mai 2010 où un […]