La dernière fois que j’ai écrit un billet substantiel sur le sujet de l’implantation du nouveau programme de formation de l’école québécoise, je critiquais le livre de Normand Baillargeon «Contre la réforme». Mis à part quelques envolées découlant de certaines déclarations de Joseph Facal (1), ou en lien avec le livre de M. Baillargeon (1), je ne suis pas revenu sur le «renouveau pédagogique» dans ces derniers mois. Il faut dire que le sujet s’épuise de lui-même… et ce n’est pas une mauvaise chose. J’ai néanmoins profité de l’occasion de ce week-end «long congé» pour lire une thèse de doctorat en administration de l’éducation présentée par Anylène Carpentier en février 2010. J’y ai découvert plusieurs éléments intéressants et je me suis dit qu’ils méritaient un rayonnement plus large que celui des serveurs de la bibliothèque de l’Université de Montréal.
Le document de 509 pages s’intitule «Étude de la mise en œuvre de la réforme du curriculum québécois du primaire, de 1997 à 2003». Qu’on se rassure, je n’ai pas parcouru l’ensemble, mais une assez grande partie. C’est très bien fait. De multiples tableaux, une recherche bibliographique digne de ce nom et un cadre méthodologique – et théorique – qui fournit de bonnes pistes pour une analyse pertinente, il me semble. Je m’attarderai d’abord aux éléments qui expliquent selon la chercheur que le modèle d’implantation «pensé et utilisé» ait entraîné des problèmes et ait pu faire en sorte que la «mise en œuvre de la politique curriculaire fut chaotique et difficile».
«Il semble pourtant pertinent de noter, en finale, que ces problèmes rencontrés ont eu des répercussions simultanées sur plusieurs dimensions de la mise en œuvre qui a eu lieu sur le terrain; répercussions multiples qui pourraient bien expliquer l’échec apparent d’une réforme qui paraissait pourtant, initialement, bien planifiée.»
Quatre items ressortent de l’analyse des données de Mme Carpentier dont la thèse a été soutenue le 25 mai dernier:
- Un problème d’expertise majeur. «Les changements prônés par la réforme curriculaire faisaient référence, pour la plupart, à des concepts jeunes, abstraits et encore mal définis (compétences, compétences transversales, cycles d’apprentissage, évaluation des compétences, etc.)».
- De multiples changements de cultures simultanés. «Le modèle d’implantation « hybride » choisi, et certaines des stratégies qu’il comportait, faisait appel à des cultures de décentralisation, de collaboration, à tous les paliers, ainsi qu’à une culture de reddition de comptes. (…) Les changements de culture sont effectivement longs à réaliser, spécialement en milieu scolaire où la culture dominante (bureaucratie professionnelle) est extrêmement rigide et difficile à transformer».
- Un contexte non propice à la mise en œuvre de la réforme curriculaire, «Deux éléments de ce contexte, respectivement mal considéré et non considéré en amont de la politique, ont occasionné des dérives majeures et simultanées dans plusieurs dimensions de la mise en œuvre qui a eu lieu sur le terrain : 1) les périodes de négociations syndicales : boycottage des formations, des instances, non obtention d’une stratégie d’implantation prévue, luttes de pouvoir persistantes; 2) les multiples changements de ministres et les contraintes politiques: difficulté à porter le changement en cours, besoin de se dissocier pour faire sa marque, échéanciers politiques, etc.».
- Des stratégies hybrides manquantes ou inadéquates, «Des stratégies importantes du modèle « hybride » ont été absentes et/ou inadéquatement ou difficilement déployées lors de la mise en œuvre de la politique curriculaire; éléments qui semblent pouvoir expliquer, partiellement, certains problèmes majeurs d’implantation vécus: 1) la nécessaire pression à mettre sur les metteurs en oeuvre du changement, 2) L’absence d’évaluation formelle et 3) Problèmes d’information».
Je retiens particulièrement cet extrait qui me paraît entrer dans le vif du sujet et qui a été souvent abordé ici:
«Les problèmes importants de transmission d’informations aux parents et aux médias semblent avoir causé des dérives majeures lors de l’implantation de la réforme curriculaire. Nous vivons dans une société de l’information où tous et chacun s’attendent à être informés, rapidement et correctement, des changements qui ont cours. De plus, comme il le fut mentionné précédemment, les citoyens entretiennent l’idée que les écoles doivent être telles qu’ils les ont connues dans leur propre parcours scolaire; les changements proposés, mal expliqués, ne pouvaient donc que susciter doute et méfiance.»
À la section «conclusion générale», l’auteure énumère dans deux tableaux différents des problèmes rencontrés face aux types de changement qui devaient apporter de la «légitimité pragmatique», une «légitimité morale», et une certaine «évaluation des résultats et des conséquences» à la réforme. À lire…
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Au niveau des problèmes rencontrés, deux autres tableaux me paraissent être d’un grand éclairage, ceux illustrants les problèmes rencontrés au niveau des instances de participation au contenu de la politique curriculaire:
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Parmi les recommandations faites aux autorités gouvernementales (puisqu’il y en a), on retrouve quinze pistes d’actions (générales, pôle centralisé, décentralisation, zone de pouvoir et de marchandage, puis au niveau du contexte de la politique) dans le contexte de ce genre de changements de politiques éducatives:
- Implanter une politique éducative selon le modèle « hybride » (« qui incorporent et développent les éléments des approches « top-down » et « bottom-up ») uniquement lorsque les concepts centraux qui sont matière à changement sont définis (opérationnalisés) et qu’une certaine expertise existe à leur endroit.
- Que les milieux, dans lesquels des changements doivent être introduits, soient familiers avec les modèles culturels et les systèmes de croyances particuliers que sous-tendent les dimensions de la mise en œuvre hybride (centralisation- décentralisation – participation/collaboration – évolution) et certaines sous-stratégies (reddition de comptes, développer la capacité à construire).
- De connaître ce qu’implique un processus de changement afin que toutes les stratégies gouvernementales choisies et mises en œuvre soient réalistes et viables. Trop peu d’autorités semblent réaliser et comprendre comment l’être humain vit le changement.
- De former les metteurs en oeuvre, cadres, accompagnateurs, etc. afin de les rendre aptes à vivre, accompagner ou diriger en période de changement (formation sur le changement).
- De déterminer des cibles d’action claires (objectifs et résultats visés) et de procéder à des évaluations scientifiques régulières du processus de changement et des résultats atteints.
- De miser sur la reddition de compte et la pression lors du processus de changement. Le modèle d’implantation « hybride » implique une certaine décentralisation qui doit être jumelée à un système de reddition de comptes afin de s’assurer de la qualité des mesures mises en place localement, afin d’être à même d’apporter du soutien et de l’aide ciblée, et afin de rendre les acteurs responsables de leurs actions.
- De s’assurer que les metteurs en oeuvre jouissent de toutes les conditions nécessaires au déploiement de l’autonomie qui leur est reconnue. Certains changements ont été apportés lors de la mise en œuvre de la réforme curriculaire mais une plus grande flexibilité semble être nécessaire. À cet effet, nous recommandons d’assouplir les encadrements nationaux, de concert avec les commissions scolaires et les syndicats, en ce qui a trait à la convention collective afin d’augmenter l’autonomie locale des établissements d’enseignement et d’introduire plus de flexibilité dans la gestion du système. (Le gras est de moi, on le comprendra…)
- De favoriser la mise en commun et le partage de l’expertise entre les écoles afin de reconnaître le travail qui s’y fait chaque jour. Cet élément pourrait être considéré comme un incitateur important visant à valoriser le travail enseignant, à reconnaître les réussites et à les diffuser. Il pourrait également permettre, possiblement à long terme, d’élaborer un ensemble de pratiques éprouvées permettant à la profession enseignante d’acquérir, à son tour, la légitimité procédurale qui lui échappe encore.
- De diffuser toute l’information sur le changement d’une manière intégrée afin de favoriser le développement d’une vision commune des contenus de changement et des visées de ceux-ci.
- Que les instances participatives prévues soient mises sur pied en début de processus d’implantation afin que celles-ci puissent réellement se concentrer sur la mise en œuvre à venir et non pas réagir à des problèmes déjà enclenchés.
- D’insister sur la mise en évidence des raisons qui justifient les changements entrepris. Ces raisons doivent être explicitées, tout au long du processus de changement, à tous les acteurs du monde scolaire mais également aux parents, citoyens et autorités concernées. Elles vont permettre de légitimer le changement proposé, elles vont inciter les acteurs à s’engager dans la démarche de changement (utilité, intérêt), de persister malgré les turbulences, le doute, l’incertitude et la fatigue rencontrée et elles vont favoriser une remise en question de la culture scolaire commune prévalente.
- Que ceux qui portent les changements aient une connaissance précise et éclairée de la culture organisationnelle prévalente dans le milieu scolaire.
- D’assurer une présence prolongée des acteurs politiques qui sont reconnus comme des « entrepreneurs moraux », c’est-à-dire qui sont capables de produire un discours et de mobiliser, à l’interne et à l’externe, les acteurs visés par le changement.
- De porter une attention particulière au contexte sociologique global, analyser son champ de forces, afin de déterminer quels sont les facteurs (+ ou -) susceptibles d’exercer une influence déterminante sur la situation de changement. Il importe, suite à cet exercice, de déterminer s’il est possible d’agir, étant donné la lecture faite, et si oui, de déterminer comment maximiser les facteurs positifs et comment réagir face aux facteurs négatifs. La situation vécue avec les syndicats semble être un facteur essentiel à considérer, en amont de la politique, afin de s’assurer de la viabilité du projet à entreprendre.
- D’avoir une stratégie médiatique afin de pouvoir contrer les discours alarmistes et/ou sensationnalistes des écrits journalistiques bien souvent basés sur la culture scolaire commune des chroniqueurs ou journalistes. Il importe pour les autorités, étant donné l’omniprésence des médias et de l’information dans notre société, d’être proactives en ce domaine lors du processus de changement.
On ne résume pas une thèse de doctorat dans un billet de blogue sans escamoter des éléments de contenu essentiels à la compréhension de l’auteur et je rappelle que tout le document est en ligne. Je suis d’avis que les résultats de cette recherche devraient circuler davantage. J’invite même les médias de masse à interroger l’auteure et ceux qui ont été des acteurs de l’implantation de ces changements. Il me semble y avoir ici de la matière à questionnement!
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Vous comprendrez mon ravissement en lisant votre billet. Je reconnais même dans les propos d’Anylène Carpentier des idées que j’ai parfois soulevées à l’époque. La réforme, telle qu’implantée (imposée?), avait tout pour dérailler et connaitre l’échec. Il suffit de lire quelques-uns des tableaux ci-dessus pour le comprendre.
À la lecture du résumé de ce document, ce qui me consterne, c’est de constater l’amateurisme (le mot est faible) des grands fonctionnaires du MELS. Si Mme Carpentier se cherche du travail, qu’on l’embauche au plus vite! Il y a des gens au ministère à qui on pourrait proposer une retraite anticipée. Ah oui… ils ne sont pas nécessairement imputables.
Il est possible de lire également dans cette thèse de doc, l’importance de proposer des stratégies ayant montré une efficacité sur le rendement des élèves dans des études pilotes avant d’implanter le tout partout! Si cela avait été fait, la réforme aurait été bien différente!
Monsieur Bissonnette,
Il y a eu des écoles pilotes qui ont expérimenté la réforme. Seulement, les conditions d’expérimentation n’étaient pas comparables avec celles de l’implantation. Dans certains cas, on se souviendra de résultats carrément désastreux comme l’école Bienville à Montréal.
Je ne peux que me réjouir à la lecture de ce billet et je m’en voudrais de ne pas te remercier publiquement. Toute initiative permettant la libre circulation d’une thèse en administration de l’éducation devrait être saluée. Je reconnais également plusieurs similitudes entre les recommandations proposées et le discours soutenu de mon côté. Dire que je partage les commentaires de monsieur Papineau ne vous surprendra pas le moins du monde. Le passage en gras est effectivement savoureux! Je partage et diffuse ton billet.
Je sais très bien ce qui s’est passé avec cette réforme car j’ai fait ma thèse doctorale sur ce sujet. Je connais l’histoire des écoles pilotes. Or celles-ci n’ont absolument pas implanté des stratégies ayant montré une efficacité sur le rendement des élèves. Si cela avait été le cas l’enseignement explicite aurait été fortement recommandé et la pédagogie de projet mise au rancart!
Sans vouloir engendrer un gros débat sur ces questions… j’étais directeur d’une de ces écoles pilotes (1998-2005, Institut St-Joseph) et dans notre école, nous n’avons pas adopté «l’approche projet mur à mur». Les profs avaient encore le dernier mot sur les stratégies à privilégier. Il y avait de tout. À ma connaissance, il est très difficile de mettre toutes les écoles pilotes dans le même bain.
Quand vous écrivez «Or celles-ci n’ont absolument pas implanté des stratégies ayant montré une efficacité sur le rendement des élèves»… disons que c’est une affirmation qui manque grandement de nuance et de véracité. Du moins, en ce qui concerne l’école que je dirigeais qui était suivie par l’équipe de recherche de Mme Thérèse Laferrière de l’Université Laval.
M. Asselin,
Le problème était qu’on nous présentait ces écoles pilotes comme des fers de lance de la réforme. En lisant vos propos, je comprends qu’il était à la fois malhonnête et ironique (je ne vous vise pas ici, soyez-en convaincu) qu’elles aient servi de caution pour empêcher certaines formes de pédagogie dans mon école.
Enfin, essayons de travailler avec le présent. Honnêtement, la situation est plutôt cahotique actuellement.
L’étude en dit peut-être long sur la façon de gérer (ou non) le changement ou sur le techniques administratives efficaces ou pas mais ce sont les fondements mêmes de la réforme qui font défaut. Même avec les meilleurs administrateurs en poste, cette réforme avait peu de chance de réussir – faute de fondements (philisophiques ou expérimentaux) solides.