«Tout comme un crayon ne permet pas d’apprendre à écrire, un branchement à internet ne permet pas d’apprendre à s’en servir de façon intelligente.»
L’édito de François Cardinal de La Presse a fait beaucoup de bruit aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Plusieurs intervenants ont salué les propos de celui qui a écrit «Nos élèves, illettrés numériques…».
En gros, le message de M. Cardinal est que les enseignants n’ont pas la formation qui leur permettrait de pouvoir outiller les élèves en matière de «compétences informationnelles» («ce que les Américains appellent l’information literacy», écrit-il). Cela entraînerait évidemment un retard au niveau des habiletés à «comprendre comment l’information est organisée», à «trouver les données recherchées», à «identifier les meilleures sources et d’utiliser ces dernières de manière critique». Nous étions plusieurs à partager son opinion.
Sur Twitter, j’exprimais l’opinion que les enseignants ont trop souvent tendance à enseigner de la même façon qu’ils ont eux-mêmes appris du temps où ils étaient sur les bancs d’école. Une intervenante rappelait qu’une part de responsabilité incombait aussi aux cadres scolaires qui «manquent de vision» et agissent de manière à ce que les enseignants qui veulent expérimenter doivent le faire en cachette. M. Cardinal ajoutait dans ce dialogue sur Twitter que trop souvent «on s’en remet au bon vouloir des enseignants, à leur [faible] intérêt pour les TIC» et qu’il fallait agir de façon à ce que «le cursus des futurs profs tienne compte de la nouvelle réalité des NTIC». Bref, on s’entend sur le fait qu’une forme «d’analphabétisme numérique» hypothèque sérieusement la formation de chacun.
Il est étonnant qu’en 2011 on tienne encore ce genre de conversation à l’heure où il y a près de deux milliards d’internautes sur la planète selon ce document qui contient plusieurs statistiques à jour sur les nouvelles technologies. Juste le chiffre de 294 milliards de courriels échangés en moyenne chaque jour devrait convaincre les décideurs d’éduquer davantage aux TIC. Et dire de ce dernier chiffre : «600 millions de comptes Facebook actifs en cette fin d’année 2010»!
Faudra-t-il attendre l’arrivée de nouveaux administrateurs plus jeunes aux postes de commande avant de voir du changement dans le milieu scolaire ? L’analyse réflexive sur l’état actuel des pratiques et de l’utilisation des TIC en éducation de Christine Vaufrey (de Thot Cursus) va dans le même sens…
«L’institution scolaire de chaque pays a été façonnée au fil du temps, mais ses fondamentaux n’ont guère changé dans les cinquante dernières années. Elle a pourtant connu par le passé plusieurs révolutions qui allaient toutes dans le sens de l’élargissement de l’accès aux savoirs, et qu’elle a vécu douloureusement. Michel Serres nous rappelle avec à propos qu’il n’a pas été facile d’intégrer l’invention de l’écriture aux méthodes d’enseignement, ni celle de l’imprimerie. À chaque fois, les enseignants se sont sentis dépossédés de leur savoir et de leur rôle. La révolution numérique a selon le philosophe une importance comparable et l’on ne s’étonnera guère de la difficulté de l’institution éducative à l’absorber, car cela implique des bouleversements profonds qui tardent à s’organiser (source).»
Comme l’a écrit Cardinal aujourd’hui, «Il s’agit, pour l’école, d’un des défis les plus importants du XXIe siècle».
Mise à jour du 23 janvier 2011: Excellent billet de Bruno Devauchelle sur le même sujet, «Apprendre à questionner ? Quand Socrate peut encore être utile !». Un extrait:
Tags: "Administration scolaire" "La vie la vie en société" LesExplorateursduWeb Partageons le savoir Pédagogie et nouvelles technologies«Quand à l’esprit critique, il ne peut se développer que dans cette dialectique qui permet de comprendre que les outils ne sont jamais neutres, et qu’ils prennent sens dans des contextes dans lesquels les acteurs les manipulent, les utilisent, les « instrumentalisent ». Les enseignants sont en réalité très démunis pour mettre en oeuvre cet esprit critique pour eux-mêmes et aussi pour le faire développer par leurs élèves. Il y a plusieurs explications à cela dont la principale est que cela demande du temps et de l’activité, ce qui va à l’opposé d’un système scolaire qui « accumule » toujours plus de savoirs sans toujours se poser la question de leur maîtrise, et de la durée nécessaire à leur maîtrise. Les TIC ont cette particularité d’être disponibles aussi bien dans le système d’enseignement qu’en dehors, il est très regrettable que l’on ne profite pas de cela pour faire du lien, et préférer trop souvent une opposition, voire dans certains cas un mépris…. Or les jeunes sont en train de rendre au système scolaire un retour assez juste de cette opposition : ils l’ignorent…»
Je n’ai pas suivi ce dialogue parce que je me suis mis volontairement à l’écart des médias sociaux pour un temps (sauf une petite incursion lors de laquelle je suis tombé par hasard sur les propos de Joanne Marcotte qui ont inspirés mon dernier billet). J’en ai ressenti le besoin afin de prendre du recul vis-à-vis l’instantanéisme, cette nouvelle idéologie qui se développe par et pour l’usage des médias sociaux. Regardons où va l’argent pour comprendre…
Dieu merci, je n’ai pas été éduqué aux « compétences informationnelles ». J’ai plutôt fréquenté la bonne vieille école de l’enseignement de l’esprit d’analyse et de synthèse et du développement de la pensée critique. Je veux bien que nos enfants apprennent à maitriser « les » Internet, mais je persiste à croire que ça ne vaut pas un clou s’ils ne font pas le chemin qui mène à l’art de penser. Ce chemin est exigeant. Il faut lire les classiques, faire des exercices d’analyse, apprendre à synthétiser, enfin développer tout un appareil intellectuel à partir duquel on peut mieux appréhender le monde dans lequel on vit.
J’ai entendu récemment certains universitaires dirent que toute formation aux médias ou aux TIC est inutile. Évidemment, tu me connais un peu, je suis contre cette idée.
J’ai eu cet enseignant à la dernière session, très critique du rôle des médias dans l’accessibilité et la diffusion de l’information. Quand on s’attarde aux informations données et à la structure des textes, en plus des blogues et de la démocratisation de l’information qui vient avec l’ensemble des réseaux sociaux, c’est clair à mon avis qu’on a besoin d’éduquer ou à tout le moins informer les jeunes dès leur plus jeune âge sur les différents outils reliés à l’information.
En attendant, j’entends qu’on bâtit des cyber-écoles en achetant de l’équipement et en se disant qu’on verra les pratiques « plus tard ». Et on dirait bien que je suis la seule à ne pas applaudir…
Une personne éduquée ne devrait pas avoir de problème à utiliser l’informatique…si elle en a le BESOIN.
L’art du discernement suppose une représentation du monde, une capacité d’analyser et comprendre la valeur de l’information que l’on rencontre. L’art de juger de la fiabilité des sources, de soupçonner des intérêts derrière l’information véhiculée, de recouper des informations pour en juger de la valeur, tout cela demande pas mal de préalables. On peut trouver «affligeant» la situation ou reconnaître simplement qu’il est assez normal qu’un jeune sans grande connaissance et expérience du monde puisse être victime de certaines naïvetés.
Je pose la question: où est ce bréviaire des conduites à adopter pour juger clairement de la valeur des sources par exemple? Je trouve que ce genre de conseils risquent de susciter pas mal de débat houleux: le filtre et sa qualité dépendant abondamment de nos valeurs et de notre vision ou représentation du monde, on risque de ne pas s’en sortir.
Merci Francis Poissant,
J’ai eu un cours sur les TIC, enseignement supérieur à l’UDM où l’aspect critique de votre commentaire n’était pas abordé. C’est difficile de demeurer un inconditionnel des TIC quand votre institution renouvelle ses licences ou met à niveau ses logiciels pour déverser des fonds publics vers Microsoft.
L’aspect politique, voire l’économie politique des TIC en éducation oblitère totalement cette dimension. Nous devrions, comme enseignants, être bien plus impliqués par rapport à ces questions que nous ne le sommes en ce moment, prisonniers des GTI et de l’administration.
Si Monsieur Asselin souligne l’existence d’un «analphabétisme numérique», je me soucie bien plus d’un analphabétisme conceptuel et historique chez les futures maitres. Nous apprenions à utiliser des forums et des blogs dans notre enseignement, mais mes pairs n’étaient pas foutus de me dire qui était Marx et ce qu’était les Trente Glorieuses. Difficile pour moi de croire que mes futur collègues avaient vraiment le bagage critique pour réfléchir sur le rôle des TIC en éducation. Je rappelle que pour beaucoup d’utilisateurs des TIC, nous avons appris sur le tas, mais nous avions appris à lire et à compter correctement avant de fréquenter l’université et de côtoyer l’ordinateur. Encore aujourd’hui, un étudiant fera une meilleurs recherche avec le catalogue de sa bibliothèque qu’avec tous les réseaux sociaux.
Utiliser les TIC ne rime pas nécessairement avec le concept de « regarder vers l’avenir » et encore moins avec « renier le passé ».
Un crayon n’apprend pas à écrire… il le permet simplement. Avant l’écriture il y avait la communication verbale… et ensuite il y a eu l’imprimerie ! Maintenant, nous sommes ailleurs avec les TIC, mais ça ne veut pas dire qu’on les utilise bien ou même qu’on sait les utiliser, particulièrement en éducation. En ce moment, j’ai l’impression que ceux qui sont réfractaires aux TIC, c’est qu’ils focussent sur l’outil. Et je crois que ce n’est pas là la question… Il ne s’agit pas de remettre en question les contenus, seulement les manières de faire…
Ce n’est pas parce qu’avant ça fonctionnait, qu’il ne faut pas s’adapter pour autant aux nouveaux instruments. Personne n’accepterait de se faire opérer par un chirurgien « comme dans le bon vieux temps » ! Il y a eu une évolution autant des connaissances que des instruments et nous les utilisons, nous en profitons.
Alors, pourquoi tolérer l’éducation comme dans « le bon vieux temps » ? À cause du cycle de la vie, de l’éternel recommencement ? Je m’explique : bien évidemment, un enfant reste un enfant et on PEUT continuer de lui apprendre à écrire, à compter et à réfléchir sans avoir recours aux TIC, mais le monde dans lequel il vit a changé, son contexte a changé. On PEUT donc le considérer et adapter son éducation à cette nouvelle réalité. L’utilisation des TIC, ce n’est qu’une manière de s’adapter au monde actuel.
Imaginons… Jadis, on aurait PU continuer à « enseigner » et à vivre sans l’écriture, mais voyez comment cela a changé le monde, la communication, la mémoire, etc. C’est un peu la même chose… et c’est avec le recul que nous constaterons l’ampleur de cette révolution.