La journée du samedi est un moment privilégié pour reprendre le retard dans la lecture de vieux journaux ! Avoir su; j’en aurais parlé avant. Le célèbre Foglia avait mis son grain de sel dans le dossier « Que se passe-t-il avec nos garçons ? » Deux textes dans le pur style de la plume acérée que tient le chroniqueur de La Presse. À commencer par « Pauvres ti-pits« .
Un extrait:
« Daniel Pennac, le plus allumé de vos experts, vous le dit un peu. Mais il est écrivain et Français, et un peu pompeux. Voulez-vous que je vous le répète en deux phrases ? Quelle que soient la pédagogie, les méthodes, l’école, le professeur, il arrive un moment où APPRENDRE DEMANDE UN EFFORT. Or, cet effort, les ados sont, pour la plupart, incapables de le fournir. Leurs capacités intellectuelles ne sont pas en cause. Ni les outils mis à leur disposition. Mais jamais personne, depuis qu’ils sont tout petits, ne leur a dit ce qu’était un effort, ni, surtout, ne les a incités, entraînés à en faire. La grande majorité des ados SONT INCAPABLES D’UN EFFORT. Et j’ai souvent l’impression que ce qu’on appelle «la nouvelle pédagogie» n’est rien d’autre qu’un palliatif à cette absence d’effort. Que pourrait-on bien faire pour les intéresser quand même? Réponse: on pourrait faire de la pédagogie. »
Deux jours plus tard, samedi 12 octobre 2002, une suite, « Le cordon du coeur » qui aborde le même thème:
« Il y a cependant un point sur lequel je ne concède rien. Quelle que soit la pédagogie, les méthodes, l’école, le professeur, il arrive un moment où APPRENDRE DEMANDE UN EFFORT. Or cet effort les ados sont, pour la plupart, incapables de le fournir. J’ai écrit cela mardi. On m’a applaudi, un peu contredit et en une occasion au moins, ridiculisé: comme ça M. Foglia-de La Palice les jeunes sont incapables de fournir un effort, par hasard, vous ne sauriez pas pourquoi ? Eh non monsieur, je ne le sais pas. Vous, par contre, je vois bien que vous logez à la même enseigne que les dames qui ont signé le documentaire dont on a parlé toute la semaine. C’est la faute de l’école mixte, de la mollesse d’une certaine pédagogie, de la moumounerie des institutrices. J’en doute. D’ailleurs, sur cette question d’inaptitude à l’effort, je ne fais pas de différence entre les filles et les garçons. Je ne pense pas non plus que ce soit la faute de l’école, seulement de l’école. Ni la faute des parents, seulement des parents. C’est l’air du temps. Enfin, je ne sais pas vraiment. Tout ce que je sais, c’est qu’on se trouve devant un des dysfonctionnements majeurs de cette époque, comme les trous dans l’ozone, comme la destruction des sols par les adjuvants chimiques, comme l’effet de serre, une sorte de pollution de l’âme. »
J’aime Foglia. Enfin, ce qu’il écrit.
Il me dérange, me choque et souvent m’émeut. « L’enfant moule », « Pizza et chimie » sont des billets dont il faudrait retrouver les liens tellement la prose était solide et criante d’enseignement. Je retiens que M. Foglia fait rimer « nouvelle pédagogie » et « absence d’effort ». J’aimerais avoir un jour, la chance de lui démontrer le contraire… Je reconnais que le préjugé existe; ce n’est pas ce que je constate chez nous ! De là à dire que la nouvelle pédagogie favorise la non-réussite des garçons parce qu’elle encouragerait l’oisiveté; je suis contre ! C’est plutôt le contraire.
Cette nouvelle pédagogie rend les élèves plus actifs dans leurs apprentissages. Et cela favorise la réussite des garçons (et les filles) à condition qu’il y ait acquisition de connaissances, j’en conviens. Ces acquisitions se font avantageusement à l’intérieur d’une approche par compétence et demeure la « cible » de notre acte professionnelle :
« L’école n’est pas faite d’abord pour permettre l’adaptation de la main-d’¦uvre. L’école est faite d’abord pour permettre aux enfants des hommes et des femmes d’entrer en humanité. Car le monde où il leur faudra vivre n’est pas un monde naturel, c’est un monde construit par les hommes, c’est un monde qui est le fruit des créations de l’homme : sciences, techniques, langue, institutions, arts… C’est à cela que l’élève est introduit à l’école pour que l’univers où il lui faut vivre, ne soit pas subi. Comment ? En le lui faisant connaître, comprendre et reconnaître comme monde humain. C’est pourquoi l’instruction donnée à l’école n’a pas pour fin première de préparer les jeunes à l’emploi, mais de les rendre libres en leur permettant de ne pas subir le monde que les hommes ont construit avant eux. Pour saisir cela, pour saisir que la fonction de l’école est bien de donner aux jeunes des armes qui les rendront plus libres, il suffit de penser à l’aliénation de l’illettré ou de l’analphabète, à leurs difficultés de vivre et de fonctionner dans un monde complexe qu’ils ne comprennent pas. L’instruction, la connaissance rend aussi, libres, les élèves d’une autre manière : elle leur fournit les instruments qui leur permettront de participer à leur tour à de nouvelles créations qui transformeront le monde. C’est cela la raison profonde qui commande le choix des savoirs essentiels qui doivent constituer les curriculums d’études. C’est cela le sens du métier des enseignants. Il n’y a d’éducation réussie que si elle tend à la construction de sujets personnels libres. Or, la connaissance est une des voies de la conquête de cette liberté. Cette voie est celle où campe l’école. »
Cette citation est tirée d’un texte (reproduit ci-après) de Paul Inchauspé présenté devant l’assemblée générale des directeurs généraux de la Fédération des établissements d’enseignement privés (FEEP). Sa conférence portait le titre « La réforme de l’éducation au Québec et ses impacts sur nos modes de gestion ».
N’en déplaise à notre « monument » Foglia, l’avenir pour nos gars est dans cette direction du plus d’efforts par les nouvelles connaissances que nous possédons maintenant sur le domaine de la pédagogie !
Qui suis-je pour contredire ce diable d’homme ?
Oubliez-la celle-là !
TEXTE CITÉ PLUS HAUT:
Fédération des établissements d’enseignement privés (FEEP)
La réforme de l’éducation au Québec et ses impacts sur nos modes de gestion
par Paul Inchauspé
1re session de l’assemblée générale
Château Bonne Entente, Sainte-Foy
le 2 novembre 2000
Ce n’est pas sans une certaine hésitation que j’ai accepté de venir vous parler de la réforme du curriculum d’études et de votre rôle dans sa mise en ¦uvre. Et cela pour deux raisons. Cela fait maintenant six ans que ce processus de la réforme du curriculum d’études est plus systématiquement engagé au Québec, depuis en fait le rapport Corbo. Les problèmes de renouvellement des curriculums d’études avaient été abordés dès 1986, lors des États généraux sur la qualité de l’éducation qui avaient attiré alors près de 6 000 personnes, puis dans divers avis du Conseil supérieur de l’éducation, mais c’est à partir du rapport Corbo que cette question a pris un tournant plus opérationnel, aboutissant, à travers les États généraux sur l’éducation et le rapport du groupe de travail que j’ai présidé, à des propositions de réforme. J’ai donc l’impression de n’avoir rien à vous apprendre.
De plus, je ne suis pas sûr, malgré votre volonté légendaire de vous conformer aux intentions exprimées par le ministère, que vous soyez bien convaincus et de la nécessité et de la pertinence de cette réforme. Et je peux comprendre votre scepticisme. Pourquoi changer quand ce que vous faîtes déjà vous assure des places enviables, les toutes premières, sur les palmarès des écoles ? Et puis, des réformes, il y en a eu d’autres qui passent comme les feuilles en automne ou qui s’enlisent dans les difficultés de la mise en ¦uvre, alors pourquoi ne pas attendre ? Au fond, sans doute, beaucoup d’entre vous, vous pensez que cette réforme est bonne pour les autres, pour ceux de l’enseignement public, qui, eux, en ont bien besoin, et que l’enseignement donné dans vos établissements est, lui, le meilleur du monde et qu’il n’a pas besoin d’être réformé.
Ce sont ces deux raisons qui m’ont fait hésiter à accepter votre invitation, car je n’ai sans doute rien à vous apprendre et que je n’ai guère le goût d’essayer de convaincre les sceptiques. Je suis pourtant venu. Pourquoi ? La réforme des programmes du primaire est enclenchée et il suffit de laisser traîner ses oreilles pour entendre dire des choses invraisemblables sur ce qu’est cette réforme : pédagogie par projet, portfolio, compétences transversales, enseignement par cycle, voilà ce qu’elle serait. Ceux qui ne se vêtiraient pas du jargon de cette nouvelle religion seraient excommuniés, c’està-dire exclus. Alors, j’ai voulu profiter de l’occasion qui m’était offerte pour recentrer les discours sur la réforme sur deux de ses enjeux les plus importants : le renforcement de la fonction cognitive de l’école et le renforcement de l’espace professionnel des enseignants et des enseignantes.
Ces deux questions constitueront les deux points de mon exposé. Pour chacun d’eux, je ne me contenterai pas seulement d’expliciter un peu la nature de ces enjeux, j’indiquerai aussi des conséquences qui en découlent pour un directeur ou une directrice d’établissement qui veut être partie prenante de ces enjeux. Mais avant d’aborder ces deux sujets, je voudrais dans un premier temps vous livrer quelques réflexions sur ce qu’est une réforme et sur la raison d’être de la réforme du curriculum d’études.
1ère partie : Qu’est-ce qui est une réforme ? Pourquoi cette réforme du curriculum d’études ?
Qu’ils le veuillent ou non les enseignants et enseignantes de vos établissements seront à un moment ou l’autre rattrapés par des changements dans les programmes d’études. Il est de votre responsabilité de les préparer à ces changements par la sensibilisation et le perfectionnement. Mais il vous faut faire plus pour accompagner ces transformations. Il vous faut, vous-même, avoir une vue plus générale et plus large, non seulement des enjeux essentiels de cette réforme, ce que nous verrons plus tard, mais encore de ce qu’est une réforme et des raisons d’être de celle qui est ici proposée. Je dirai un mot sur ces points.
Qu’est-ce qu’une réforme ?
Je voudrais attirer ici votre attention sur deux caractéristiques de ce qu’est une réforme.
Je dirai d’abord que tout changement n’est pas une réforme. Il y a des changements de premier niveau qui laissent inchangé le système et ne créent pas de grands bouleversements. On ne peut parler de réforme que lorsqu’il y a des changements de deuxième niveau, quand les structures et les rôles des différents acteurs sont modifiés. La réforme du curriculum d’études est de ce type. Le rôle de l’enseignant est appelé à changer, mais aussi celui de l’élève, celui aussi du ministère dans l’établissement des programmes ; la dynamique interne des établissements, elle aussi, est appelée à changer. Ce ne sont pas seulement les programmes qui sont appelés à changer, le curriculum d’études officiel, et d’ailleurs certains des éléments actuels des programmes d’études ne changeront guère, mais ce sont aussi des éléments du curriculum d’études réel, les conditions réelles dans lesquelles se déroulent les activités d’apprentissage dans les établissements ou dans le système scolaire qui sont appelés à changer. Ainsi, par exemple, on aura beau avoir les meilleurs programmes d’études du monde, on n’aura pas le même résultat si le professeur est appelé à jouer le rôle de technicien, d’applicateur ou le rôle de professionnel, ayant l’autonomie propre correspondant à ce statut, celui du choix des moyens. On n’aura pas non plus les mêmes résultats si les examens du ministère privilégient des épreuves à questions fermées et à choix multiples ou des épreuves impliquant la résolution de problèmes et l’explicitation des démarches utilisées dans cette résolution.
Or, pour que de tels types de changement, sans lesquels on ne peut parler de réforme, se produisent, il faut, certes, changer les structures et les manières de faire, mais il faut aussi changer l’éthos, les valeurs, les croyances qui les cimentent et les légitiment, si, du moins, on veut s’assurer que la réforme paraît justifiée aux yeux des acteurs qui auront à la vivre. Dans des ensembles qui regroupent de nombreux acteurs, les actions entreprises, les solutions recherchées obéissent à un système de croyances collectives plus au moins cohérent, mais aussi de croyances plus ou moins clairement formulées. Pour permettre l’avènement de l’ordre nouveau, pour permettre la réforme, il faut donc faire bouger ces plaques tectoniques. Or, c’est là une entreprise risquée et difficile, longue, car ces croyances, ces paradigmes, pour parler le jargon, sont le foyer intime de nos certitudes collectives. Il est donc difficile de les appréhender. Et, quand on y parvient, et qu’on propose leur changement, on insécurise, on désoriente, car on ébranle le socle même de ce qui jusque-là a fondé les engagements. Il n’y a pas de changement profond sans crise. La crise est un passage d’une terre à une autre, des oignons d’Égypte à la terre promise où couleraient le lait et le miel. Mais pour arriver là, il faut quitter, il faut passer par le désert de l’incertitude et de la crainte ; il faut aussi atterrir en bon ordre sur la terre nouvelle.
Quand on a compris cela, on comprend mieux qu’il n’y a pas de réforme en éducation, quand on a sacrifié le temps de l’ébranlement des soubassements du système qu’on veut modifier et le temps du mûrissement du désir d’autre chose. La réforme, si elle est une vraie réforme, sera donc longue et elle prendra du temps pour produire ses fruits.
Je passe maintenant à la deuxième caractéristique de ce qu’est une réforme. Réformer, ce n’est pas remplacer l’imperfection par la perfection. Réformer, c’est redresser les disfonctionnements d’un système en établissant des contrepoids pour corriger ses dérives et permettre un meilleur ajustement aux nouvelles réalités qu’il faut affronter. Le système que l’on veut réformer était, au moment où il a été établi, une réponse pertinente d’adaptation ; il ne l’est plus. Si réformer, c’est redresser des disfonctionnements, si la réforme est une réponse d’adaptation, cela entraîne deux conséquences. Tout d’abord, pour faire accepter le changement, il faut faire la preuve que les situations à affronter commandent ces changements. C’est ce que nous verrons tout de suite. Mais il faut, de plus, et c’est là la deuxième conséquence, être persuadé que la réforme actuellement entreprise sera, elle aussi, un jour, réformée. Il faut avoir cette modestie quand on propose une réforme. C’est même là, une des conditions de l’acceptation de la réforme.
Pourquoi cette réforme ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord saisir le sens visé par les transformations proposées, c’est le suivant : augmenter la qualité de la formation intellectuelle de tous les élèves, sans négliger pour autant, tous les efforts entrepris jusqu’à présent pour assurer leur développement intégral. Pour atteindre cet objectif, il faut renforcer la fonction cognitive de l’école, l’accentuer même. Il faut faire apprendre plus et mieux à l’école. Et non pas seulement à quelques-uns, aux plus doués ou aux plus rapides, mais aussi aux plus lents, aux plus faibles, à tous.
Je ne vous indiquerai pas ici longuement pourquoi. Vous le savez, dans les débats qui ont eu lieu, ces dernières années, on a dit et montré que l’école du « Livre orange » ne mettait pas assez d’accent sur la fonction cognitive de l’école, alors que le monde dans lequel nous entrons, celui de la société du savoir, présente à l’école un défi particulier dans la réalisation de sa mission d’instruction.
Mais nous ne sommes pas seuls dans cette situation. Toutes les réformes de curriculum d’études entreprises actuellement en Occident visent, elles aussi, explicitement une amélioration de ce type. Et la lutte contre l’échec scolaire n’est qu’une facette de cette recherche d’amélioration. Il y a trente (30) ans, le thème rassembleur des écoles occidentales a été Assurer l’accès de tous et toutes à l’école. Le thème repris, partout actuellement, est le suivant : après avoir assuré l’accès de tous et toutes à l’école, il faut assurer le succès de tous et toutes, ou du moins du plus grand nombre, et cela non en baissant les exigences, mais en les augmentant. Impossible, diront certains ! Non, devons-nous dire ! Difficile certes, oui, et c’est pourquoi, c’est un défi. Cela ne se fera pas mécaniquement sans mobilisation et sans effort.
Un certain nombre de propositions présentées par le rapport sur la réforme du curriculum d’études n’ont pas d’autre ambition que de contribuer à relever ce défi. J’en énumérerai quelques-unes bientôt. Toutes ces dispositions n’ont qu’un but : assurer une amélioration qualitative de la formation intellectuelle qui sera donnée à nos jeunes, sans négliger pour autant leur formation complète.
Mais cette réforme qualitative si elle est nécessaire partout est nécessaire partout, l’est peut-être encore plus au Québec.
Pour dire cette nécessité, je vous lirai quelques phrases de Fernand Dumont, extraites de Raisons communes, un livre paru, il y a moins de trois ans. Fernand Dumont n’est pas un de ces contempteurs du système d’éducation, que l’on voit, de temps à autre, sur les tribunes que leur offrent les médias ; c’est un homme lucide, réfléchi, informé, qui toute sa vie, dans son engagement d’intellectuel et de citoyen a été préoccupé par l’instauration d’une vraie culture scolaire. Voici ces lignes écrites deux ans avant sa mort dans un texte intitulé La crise du système scolaire, texte paru dans le livre Raisons communes.
Voici les dernières lignes de ce texte :
Réformer notre système d’éducation : voilà le combat des années présentes, condition de tous les autres. Que nous importe une société distincte, dont l’ignorance serait le trait caractéristique ? À quoi sert le bavardage politicien sur la priorité de l’économie, alors qu’un nombre grandissant de jeunes quittent l’école sans qualification véritable ? Pourquoi une politique libérale envers les créateurs, quand l’inculture raréfie leurs publics ? Comment imaginer une démocratie, où des citoyens responsables émergeraient des déserts de l’esprit ? (Raisons communes, Boréal, Montréal, 1995,168).
Ces fortes paroles se passent évidemment de commentaires.
Mais pour vous montrer la nécessité de cette réforme, je vous dirai aussi des chiffres. Le nombre d’analphabètes fonctionnels dépasse Québec le million, soit 18,1 p.100 de l’ensemble de la population du Québec. Alors que, toute proportion gardée par rapport aux populations en cause, le Québec a un nombre de personnes ayant fait des études collégiales et universitaires à peu prés équivalent à celui de l’Ontario, nous avons deux fois plus de personnes adultes ayant moins de neuf ans de scolarité que l’Ontario. 63 p.100 des prestataires de la sécurité du revenu ont un niveau de scolarité inférieur à celui de 5e secondaire, 75 p.100 des participants aux mesures actives d’Emploi-Québec ont une scolarité de niveau secondaire et pour la plupart inférieur à celui de 5e secondaire. Nous avons là, chez nous toutes les conditions d’un chômage structurel. Faute de formation générale suffisante, ces adultes ne peuvent se réinsérer professionnellement. Il faudra bien, un jour, prendre cette question du déficit de la formation de base des adultes à bras le corps. Mais dans de telles conditions, comment accepter que, faute de réussite, l’enseignement des jeunes lui-même perpétue une telle situation ?
Le destin des petites nations, dont nous sommes, n’est pas dans la possession des richesses naturelles. Ces richesses s’épuisent, elles se dévaluent aussi. Ce destin dépend de la culture et de la qualité de la formation que nous aurons assurées à nos enfants et à nos petits-enfants. Les petites nations, qui ont fait cela, survivent. Cette idée était le moteur de la réforme mise en chantier par le rapport Parent. Beaucoup a déjà été fait pour aller dans ce sens. Mais il faut compléter la tâche, il faut la parfaire. À l’effort quantitatif entrepris lors de cette première réforme, et pour lui donner sens, il faut ajouter l’effort qualitatif auquel nous convie la réforme du curriculum d’études.
2èmepartie : Renforcer la fonction cognitive de l’école
Ceci m’amène comme naturellement à aborder le sujet que je vous ai annoncé pour la deuxième partie de cette conférence : la réforme du curriculum d’études vise le renforcement de la fonction cognitive de l’école.
Or, ceci n’apparaît guère dans les débats médiatiques qui entourent la mise en place du début de la réforme au premier cycle du primaire. Toute la réforme a l’air d’être focalisée sur deux seules questions : le développement de compétences transversales par la pédagogie par projet et la forme du bulletin de l’élève.
Qu’il faille se préoccuper à l’école du développement de compétences générales, on les appelle transversales parce que c’est à travers toutes les matières enseignées qu’elles doivent être développées et non dans des cours particuliers qui leur seraient consacrés, c’est bien, car n’a-t-on pas assez dit et redit que l’école doit aussi apprendre à apprendre ? Mais il ne faut pas oublier que ce type de compétences, pour être vraiment maîtrisé, doit être développé durant tout le parcours scolaire et même à l’université et que cette maîtrise ne dépend pas d’abord de l’importance ou non qu’on leur aura accordé au primaire. Au contraire, c’est au premier cycle du primaire que se développent et se maîtrisent les compétences de base en lecture et en écriture en calcul et il faut s’y consacrer en priorité parce que ces maîtrises conditionnent les apprentissages ultérieurs.
Qu’il faille corriger une tendance lourde de notre système d’éducation qui privilégie des situations de passivité de l’élève à qui l’on déverse des connaissances, et que la mise en place de la réforme du curriculum se préoccupe dès le départ de cette question, cela est bien. Et que pour sensibiliser et ouvrir les enseignants à des approches pédagogiques plus intégratrices et plus stimulantes pour l’élève, on fasse la promotion d’une pédagogie par projet, ou d’autres pédagogies qui prennent davantage en compte l’activité intellectuelle de l’élève, cela est aussi et encore bon. Mais ce qui est grave, c’est qu’on oublie que toute pédagogie n’est qu’un moyen, que la réforme n’en impose aucune, qu’elle postule au contraire la professionnalisation de l’enseignant, c’est-à-dire qu’il soit, en tant que professionnel, responsable du choix des moyens. Ce qui est grave aussi, c’est que pour faire apprendre les élèves, ce qui est la justification des pédagogies par projets ou des pédagogies actives, on oublie qu’il faut aussi que le maître enseigne et que toute pédagogie de projet, au premier cycle du primaire, ne peut faire fi des acquis de la didactique de l’enseignement de la lecture, de l’écriture, du calcul. Ce qui est grave c’est qu’on oublie, qu’au bout du compte, c’est la finalité qui compte, celle d’une augmentation des standards de maîtrise des apprentissages de base acquise par les élèves.
Que le ministère propose quelques modèles de bulletin, c’est aussi très bien. Lors des États généraux sur l’éducation, une des questions sur laquelle les parents sont sans cesse revenus était la disparité des formes de bulletin scolaire selon les commissions scolaires. Cette disparité, risquait de s’accroître à partir du moment où un plus grand pouvoir était accordé aux écoles, aussi le groupe de travail sur la Réforme du curriculum nous avons proposé que le ministère établisse quelques modèles différents de bulletin (environ trois) et que les écoles choisissent l’un d’eux. La parution de tels bulletins donne lieu à des débats parfois grand-guignolesques. Au Conseil supérieur de l’éducation, les deux sujets qui entraînaient des débats vifs et passionnels et des positions irréconciliables étaient la place de la religion à l’école et la forme du bulletin scolaire. Pendant que se déroulent ces débats, des questions autrement importantes concernant l’évaluation des élèves et que la réforme du curriculum d’études pose, sont scotomisées. Je me permets d’en indiquer ici quelques-unes. Quel est l’effet de la généralisation d’épreuves à questions fermées, à choix multiples sur la nature de l’enseignement ? Évalue-t-on ce qui est valorisé par l’enseignement ou enseigne-t-on ce qui est valorisé par l’évaluation et dans ce cas par ce type d’évaluation ? Quel est l’effet de ce type d’évaluation sur l’exercice du jugement de l’enseignant ? Quel est l’effet de ce type d’évaluation sur le développement des compétences en écriture de l’élève ? Quel est l’effet de ce type d’évaluation sur le développement des compétences de l’élève en argumentation, en établissement de la preuve ? Obtiendrait-on, dans la formation intellectuelle de l’élève, les mêmes effets si l’on généralise, dans les évaluations qui lui sont proposées, des questions ouvertes nécessitant de sa part un développement dans la réponse et non un cochez : oui, cochez : non ? Voilà quelques-unes des questions que pose sur l’évaluation la réforme du curriculum d’études. Ne pensez-vous pas qu’elles ont une autre importance que la forme du bulletin ?
Il est quand même paradoxal que les questions concernant le renouvellement du curriculum d’études s’enlisent dans les questions secondaires ou dans des débats périphériques. Cela donne à penser ; ou bien ceux qui sont aux commandes de la mise en place de la réforme ne connaissent pas ses vrais enjeux, ce que je ne crois pas, ou bien préoccupés par sa mise en ¦uvre, ils oublient d’en rappeler les fins, ce que je ne crois pas non plus, bien qu’ils ne le fassent pas assez. Et si les dirigeants des établissements, habitués à attendre que tout soit mâché par le ministère, manquaient eux aussi de leadership dans la mise en ¦uvre de cette réforme par manque de connaissances et de vision au point qu’ils se contentent de s’en faire une idée à partir de rumeurs ? Et s’il y avait, chez nous, une résistance séculaire au renforcement de la fonction cognitive de l’école, au point que l’on ne s’intéresse qu’aux gadgets et à la conformité aux examens ministériels ? La majorité d’entre vous assure la continuité de l’action d’ordres et de congrégations religieuses destinées à la formation et à l’éducation. Vous pouvez donc avoir l’impression que cette résistance au renforcement de la fonction cognitive n’est pas nécessairement votre fait. Et pourtant, il y a 40 ans, le Frère Un Tel n’a-t-il pas dû recourir à des insolences pour secouer le cocotier du conformisme du temps ? Et quelle a été la part d’établissements, adossés pourtant à des traditions d’expertise en éducation, dans les débats de ces dernières années concernant le renouvellement du curriculum d’études, c’est-à-dire de ce qui s’apprend ou devrait s’apprendre dans les écoles ?
Alors que faut-il faire, à votre niveau de direction d’établissements, pour supporter la visée du renforcement de la fonction cognitive de l’école que suppose le curriculum d’études ? Je me permets de vous suggérer trois tâches : la connaissance précise et intégrée des divers éléments de changements proposés afin de renforcer cette fonction, la promotion de l’école comme institution de transmission de savoirs culturels, la promotion à l’école de l’accès à la liberté par la connaissance.
Je dirai un mot sur chacun de ces points.
La connaissance précise et intégrée des divers éléments de changements proposés afin de renforcer la fonction cognitive de l’école.
L’école doit faire apprendre plus et mieux qu’elle ne le fait actuellement et cela non seulement pour les meilleurs ou les plus rapides, mais aussi pour les plus faibles et les plus lents, pour tous, et cela non en abaissant les standards mais en les augmentant. Rien de moins. Pour y arriver, des changements sont proposés par rapport au curriculum actuel. Je ne vous ferai pas ici l’injure de vous dire lesquels. Mais vous ne pouvez pas laisser ces questions aux seules préoccupations de vos directeurs et directrices d’étude. Pour en savoir l’essentiel, lisez, relisez et relisez encore plusieurs fois les trois premiers chapitres du rapport du groupe de travail sur la réforme du curriculum, Réaffirmer l’école.
Recentrage de l’école sur la mission d’instruction, maîtrise des savoirs de base (vous verrez dans le document quels ils sont), savoirs à l’égard desquels l’école a une obligation de résultat ce qui entraîne d’ailleurs un changement de la fonction du premier cycle du secondaire, renforcement de la perspective culturelle des programmes d’études, renforcement des exigences, réorganisation des programmes d’études pour permettre une meilleure intégration des savoirs, plus grande emphase mise dans les différentes matières sur les concepts génériques et le développement de compétences générales, renforcement des savoirs essentiels qui ouvrent la porte aux autres savoirs, détermination des grands champs d’apprentissage devant constituer le curriculum d’études, détermination des orientations et des contenus globaux de ces champs d’apprentissage, corrections de trajectoires à mener dans les différents programmes actuels pour tenir compte de ces orientations, meilleure utilisation du temps, celui du cycle d’étude, celui du temps passé à l’école, hors du temps strictement scolaire, celui du travail personnel après les cours, différentiation des parcours du deuxième cycle du secondaire, remise en cause du format de présentation des programmes, de leur mode d’élaboration, de certaines formes d’évaluation.
Ce sont là les dispositions essentielles du renouvellement du curriculum d’études. Vos professeurs doivent connaître ces dispositifs nouveaux et leur raison d’être. Mais aussi, vous. Votre connaissance de la réforme peut-elle se réduire à la rumeur médiatique ou à quelques préjugés ? Et l’ignorance vous permettra-t-elle de mieux accompagner les changements qui seront vécus dans votre école ? Pouvez-vous vous défausser par rapport à cette tâche d’information et de connaissance ?
La promotion de l’école comme lieu de transmission de savoirs culturels
Ce sont les finalités utilitaires et développementales qui sont valorisées par le curriculum actuel, alors que, pour réagir aux dérives qui en ont résulté, pour faire face aux nouvelles réalités qu’auront à vivre nos enfants et nos petits-enfants, ce sont les finalités cognitives et culturelles qui devront être renforcées ou rétablies par l’école.
Pour bien comprendre le changement requis, faisons le détour par l’histoire. La génération qui, il y a 35 ans, a voulu doter le Québec d’un système d’éducation moderne a été inspirée par deux raisons. Elles sont exprimées explicitement dans le rapport Parent dont je vous cite deux courts extraits. La première raison : permettre à tous l’accès à l’éducation, « Le droit de chacun à l’instruction, idée moderne, réclame que l’on dispense l’enseignement à tous les enfants, sans distinction de classe, de race, de croyance. L’éducation n’est plus, comme autrefois le privilège d’une élite. La gratuité scolaire s’impose pour généraliser l’enseignement » (Tome I, paragraphe 78). La deuxième raison est la conviction que l’éducation est le facteur essentiel du développement économique. « On voit comment le progrès de la science et de la technique et l’évolution socio-économique qui en a résulté confèrent à l’éducation une importance toujours plus grande et constituent de fait le fondement de la société moderne. Il faut donc assurer à l’ensemble de la population un niveau d’instruction assez élevé ». Cependant, très rapidement on s’est rendu compte que l’assertion, l’école est faite pour assurer le développement économique n’était pas juste parce qu’elle était incomplète. Certes, la préoccupation de la formation professionnelle doit préoccuper l’école. Cette formation concerne l’engagement économique de l’individu. Aussi cette préoccupation doit s’imposer d’autant plus dans les curriculums d’études lors des dernières années d’études. Mais cette finalité reste seconde et elle est même peu présente à l’école de base de l’école obligatoire. Aussi, en réaction à cette approche utilitaire, on a donné, il y a 30 ans, une nouvelle finalité à l’école, la visée de la formation intégrale. Ce sursaut était sain, mais la trajectoire de la visée utilitaire que l’on voulait corriger ne l’a pas vraiment été. Pourquoi ? Parce que c’est la visée culturelle du curriculum qui fait vraiment contrepoids à la visée utilitaire, mais aussi parce que la visée développementale, postulée par la formation intégrale de l’élève, s’est surtout traduite par l’introduction de nouvelles matières visant la formation de la personne, donnant du même coup moins d’importance à la finalité d’instruction de l’école. Ces choses ont été dites, de diverses manières, ces dernières années. Aussi, un certain nombre d’éléments de la réforme du curriculum ont pour but, sans nier la légitimité des visées utilitaires et développementales, de mettre dans notre curriculum d’études plus d’accent sur les finalités culturelles et cognitives.
Mais tout n’est pas gagné, loin de là. Et c’est pourquoi vous avez un rôle déterminant à jouer dans la consolidation du socle rassembleur nécessaire pour soutenir la réforme du curriculum. Mais pour cela, il faut que vous ayez tout d’abord une idée claire du changement proposé, mais aussi des résistances et des réticences que cela peut encore soulever. Mais comment vaincre les réticences ? Ce déplacement d’accent ne suscitera pas nécessairement l’adhésion immédiate de tous ceux qui dans les écoles ont travaillé avec passion et compétence avec d’autres références, comme horizon de leur action et de leur engagement. Il faut donc que vous les aidiez à changer. Comment ? En leur proposant une finalité de l’école qui rende mieux compte de sa mission d’instruction : l’école est le lieu de la transmission de savoirs culturels. Car que fait-on à l’école ? On y transmet aux jeunes générations, les productions culturelles produites par les générations passées, car langue, calcul, science, techniques, organisation sociale, économique et politique sont autant que l’art ou la littérature des productions culturelles. Les productions culturelles transmises à l’école sont les productions produites par les générations passées, celles que notre génération trouve les plus importantes à leur transmettre (c’est pourquoi d’ailleurs de temps à autre, un curriculum d’études doit être renouvelé) pour qu’ils puissent ainsi vivre activement dans un monde transformé par ces productions et pour qu’à leur tout ils en produisent eux-mêmes de nouvelles.
Ce dont souffrent les jeunes et sans doute aussi nos sociétés, c’est la crise du sens. Notre environnement social, tout comme nos écoles, est riche en réponse aux questions concernant le comment, faible en réponse aux questions concernant le pourquoi. Or la crise du sens s’accompagne toujours de la disparition de lieux structurés de transmission. Dans ce vide, parce qu’elle s’adresse aux jeunes, l’École doit être et se dire un lieu de transmission, un lieu de relais entre les générations, et l’objet de ces transmissions, ce sont des savoirs culturels, des savoirs qui sont la substance même des curriculums d’études. Et tout compte fait, parmi les finalités que peut proposer l’école, quelle est la plus prégnante, la plus signifiante ? celle d’une école qui vise le développement intégral de l’élève ou celle d’une école qui vise à le faire rentrer en humanité en lui transmettant les productions culturelles ?
La promotion à l’école du discours fondant l’accès à la liberté par la connaissance
La troisième tâche concerne la mise en relief, dans vos discours et dans vos interventions diverses, du caractère distinctif de l’éducation que vise l’école. Toute éducation vise la construction de sujets personnels, libres, mais l’école est le lieu où l’on fait accéder à la liberté par la connaissance.
Dans ses Antimémoires, Malraux raconte qu’il a rencontré trois hommes qui lui ont donné la sensation physique d’être habités continuellement par un « ailleurs « , une vision de ce qui inspirait leur action, le sens qu’ils donnaient à leur mission. Ce sens, ils ne le disaient pas, mais il transparaissait dans leurs paroles et leurs actions. Et l’on sentait, ce sens qui les habitait, comme on devine une lampe éclairant une pièce fermée, par le rayon de lumière glissant sous la porte. Ces trois hommes étaient De Gaulle, Mao et un père trappiste, aumônier de l’unité militaire qu’il commandait dans la Résistance française.
De même pour les professeurs, le sens qui nourrit et inspire le métier qu’ils font transparaît à travers leur manière d’être avec leurs élèves. Mais par quoi doit-on être animé quand on fait le métier d’enseignant ou qu’on travaille dans une école. Le sens de ce métier est certes celui d’un métier d’éducateur. Mais cette formule reste trop générale, car on peut être éducateur de bien des manières. On est éducateur dans l’enseignement, en travaillant à la construction de sujets personnels qui accéderont à la liberté par la connaissance. Il y a bien des manières d’accéder à la liberté. La connaissance est l’une d’entre elles. Et c’est là le propre de l’école. L’école n’est pas faite d’abord pour permettre l’adaptation de la main-d’¦uvre. L’école est faite d’abord pour permettre aux enfants des hommes et des femmes d’entrer en humanité. Car le monde où il leur faudra vivre n’est pas un monde naturel, c’est un monde construit par les hommes, c’est un monde qui est le fruit des créations de l’homme : sciences, techniques, langue, institutions, arts… C’est à cela que l’élève est introduit à l’école pour que l’univers où il lui faut vivre, ne soit pas subi. Comment ? En le lui faisant connaître, comprendre et reconnaître comme monde humain.
C’est pourquoi l’instruction donnée à l’école n’a pas pour fin première de préparer les jeunes à l’emploi, mais de les rendre libres en leur permettant de ne pas subir le monde que les hommes ont construit avant eux. Pour saisir cela, pour saisir que la fonction de l’école est bien de donner aux jeunes des armes qui les rendront plus libres, il suffit de penser à l’aliénation de l’illettré ou de l’analphabète, à leurs difficultés de vivre et de fonctionner dans un monde complexe qu’ils ne comprennent pas. L’instruction, la connaissance rend aussi, libres, les élèves d’une autre manière : elle leur fournit les instruments qui leur permettront de participer à leur tour à de nouvelles créations qui transformeront le monde. C’est cela la raison profonde qui commande le choix des savoirs essentiels qui doivent constituer les curriculums d’études. C’est cela le sens du métier des enseignants. Il n’y a d’éducation réussie que si elle tend à la construction de sujets personnels libres. Or, la connaissance est une des voies de la conquête de cette liberté. Cette voie est celle où campe l’école.
Et j’ajoute ceci. La formation intellectuelle est en elle-même une démarche morale. Et c’est ce qui fait la grandeur du métier d’enseignant. L’attitude morale est liée à l’élan humain qui pousse au dépassement, mais c’est ce même élan qui est à la base de la curiosité, de l’éveil à la connaissance, du développement de la capacité intellectuelle. Tout ce qui tue l’élan humain, le dogmatisme, le laisser-aller, le sectarisme…, détruit aussi la capacité de penser. C’est pourquoi la connaissance et la formation intellectuelle, même si elles ne constituent pas toute la morale, sont déjà en elles-mêmes des démarches morales, car elles permettent à l’élève de se libérer, d’être soi-même et parce que la liberté intellectuelle est conquise par un effort de même nature que la formation morale. « Aie le courage de te servir de ta propre intelligence » disait Kant. Et c’est pourquoi l’appel en ce sens lancé par le maître n’est entendu que si le maître lui-même fait preuve du même courage.
Ces trois tâches dont je viens de vous parler ne sont pas que techniques, elles concernent les finalités et le sens. C’est là un des champs d’intervention propre à une direction. Et c’est pourquoi la nature du sens que l’on donne au métier d’enseignant, la conscience que l’on a de ce sens, la conception de l’école comme transmission des savoirs culturels, la compréhension des finalités des changements introduits par la réforme du curriculum sont déterminants pour rendre réelle la réforme, car rien de durable ne se fait sans orientation, sans sens. Le renforcement de la fonction cognitive de l’école passe aussi par ces choses. Et qui plus que le dirigeant ne doit être préoccupé, dans son établissement, de la longue durée et du sens ? Et qui mieux qu’un dirigeant peut dire, dans son établissement, le sens et la direction ? Et de qui d’autre, plus que de tout autre, s’attend-on à ce qu’il le fasse ?
3ème partie : Renforcer l’espace professionnel de l’enseignant
L’autre grand objet de la réforme est le renforcement de l’espace professionnel de l’enseignant. Mais cela ne concernera pas seulement le ministère, cela vous concernera aussi, vous autres même, au point que je me permets d’affirmer que la mise en ¦uvre de la réforme du curriculum implique aussi l’instauration de nouveaux modes de gestion dans les écoles. Mais peut-être ces changements ont-ils déjà eu lieu chez vous, alors bravo ! continuez et tant mieux si vous ne vous reconnaissez pas dans ce que je vais vous dire maintenant.
C’est parce qu’elle vise le renforcement de l’espace professionnel de l’enseignant que la mise en ¦uvre de la réforme du curriculum postule l’instauration dans les écoles de nouveaux modes de gestion. Le raisonnement qui est à la base d’une telle affirmation est simple.
Réformer un curriculum d’études, c’est certes moderniser les contenus de programmes, réorganiser la grille matière. Et tous ces changements n’ont comme objectif que l’amélioration de la formation des élèves. Mais alors se pose la question : y a-t-il d’autres éléments concernant le curriculum qui seraient aussi de nature à améliorer cette formation? C’est dans ce contexte que se pose la distinction entre le curriculum officiel, les programmes officiels déterminés par le ministre et le curriculum réel, le curriculum effectif, celui qui est vécu dans les classes. Car, on aura beau améliorer le curriculum officiel, on n’obtiendra de changements significatifs que si certains éléments qui influent sur le curriculum effectif, celui qui se déroule dans l’école et dans la classe, sont aussi changés.
La mobilisation, la dynamique d’une école en projet
Présenter le problème ainsi, c’est se demander : quel est le déterminant essentiel qui permettrait d’améliorer significativement le curriculum réel ? Posez cette question autour de vous et vous verrez que la réponse qui y est faite tourne toujours autour du professeur et de son rôle. C’est lui qui fait la différence.
La chose la plus importante à faire est donc d’assurer la mobilisation des acteurs de premier niveau que sont les enseignants et les enseignantes. L’amélioration qualitative de la formation qui est recherchée ne peut se faire sans eux, sans le recours à leur expertise professionnelle, mais aussi, et je souligne cela, sans leur action concertée. Tout le monde s’accorde pour dire que pour permettre une telle mobilisation des enseignants le directeur ou la directrice d’école ou de collège est irremplaçable. Mais vous ne pourrez apporter des améliorations qualitatives dans votre école que dans la mesure où vous travaillez en équipe avec les enseignants et les enseignantes et dans la mesure où ces derniers eux-mêmes travaillent en équipe. Aussi, pour qu’une telle façon de faire se généralise, il vous faut créer, dans votre école, les conditions qui permettent davantage l’émergence d’une dynamique de projet.
Ainsi, le fait que vos conseils d’administration et vos conseils des études aient des pouvoirs de décision sur des objets qui concernent le curriculum d’études est le signe le plus évident que le législateur a voulu que s’instaure, dans l’école, une dynamique de projet. Car, les décisions qui concernent certains aspects du curriculum ne peuvent être que l’aboutissement d’une dynamique interne de l’école. Une des idées de base de la réforme est que l’école doit être une construction collective et que, pour l’être, elle doit se mettre dans une dynamique de projet. Or l’école que nous connaissons est une école faite sans qu’on ait besoin de projet. Pour la faire exister, il suffit d’appliquer des règles, des normes, de faire dérouler des activités programmées. Dans ces conditions, quand on essaie de se mettre en projet, c’est pour tout autre chose que les choses indispensables. Certains y parviennent. Mais cela est difficile, car quel est l’intérêt, le plus que les enseignants et les enseignantes peuvent en retirer ?
Le projet suppose une mobilisation collective dans laquelle il y a un investissement des acteurs. Or, pour qu’il y ait investissement, il faut des conditions. Il faut donner un espace à investir, des marges de man¦uvre à gérer (donner un poids différent aux programmes, ajouter des finalités propres, ajouter des services propres…). Il faut donner à l’école des responsabilités dans l’organisation du temps et dans la mise en oeuvre de modes différenciés d’apprentissage. De tels espaces sont désormais prévus, ils requièrent l’intervention des organismes de décision de vos établissements, mais les décisions sur ces questions ne peuvent être que le résultat d’une dynamique interne impliquant les enseignants. Si cette dynamique est laissée à elle-même, elle entraînera, presque certainement, la confrontation. Mais pour qu’il y ait, au contraire, concertation, l’école, pour résoudre ces questions, devra nécessairement se mettre dans une dynamique de projet.
Cela a l’air logique et normal. Mais pour bien se rendre compte de la difficulté de la généralisation d’un tel mode de gestion dans l’école, il faut bien saisir qu’un certain nombre d’éléments du système, établis depuis près de trente ans, n’allaient pas dans cette direction. En tant qu’établissements privés, vous avez pu, peut-être, échapper à quelques effets pervers extrêmes générés par ce système, mais je crains que vous n’ayez pu y échapper complètement, justement parce qu’il s’agit là d’effets de système.
Quand à la fin des années 1970, les observateurs de l’OCDE ont décerné aux Canadiens, et plus particulièrement aux Québécois, la palme de l’école la plus avancée dans la mise en place d’un modèle d’organisation de type industriel (hyperspécialisation, normalisation, amour des choses organisées à grande échelle, hyperhomogénéisation…), beaucoup ont eu un choc. Comment cela pouvait-il être vrai, alors que l’on voulait une école plus humaine, une école dont la finalité était la formation intégrale de la personne ? Et pourtant, on le voit mieux maintenant que l’on veut privilégier un autre modèle de gestion, pendant 30 ans, nous n’avons pas su résister aux séductions des modèles bureaucratiques et technocratiques de gestion.
J’en donnerai seulement deux exemples, lourds de conséquence parce qu’ils ont eu un effet sur l’ensemble du système : le premier concerne la disparition de l’espace professionnel de l’enseignant dans le mode de détermination du programme qu’il doit dispenser, le second concerne le mode généralisé du contrôle instauré dans les relations entre gestionnaires et enseignants. Le premier concerne le curriculum d’études, le deuxième la gestion. Mais ces deux objets différents ont été traités selon un même modèle, ils sont découpés dans le même tissu, celui du modèle technocratique et bureaucratique. Quand on saisit cela, on comprend vite que vouloir changer de modèle dans un des objets, c’est s’obliger aussi à le changer dans l’autre. Et c’est pourquoi, je vous disais que le renforcement de l’espace professionnel du professeur, qui est une des visées de la réforme du curriculum, postule un changement dans le mode de gestion. C’est ce que je vais essayer de vous montrer.
L’enseignant : de l’applicateur au professionnel, de l’isolement à la concertation
Parlons d’abord du mode de détermination des programmes que l’on a privilégié pour notre école. Dans les années 70, la plupart des systèmes d’éducation ont été atteints par la perspective d’efficacité quasi industrielle véhiculée par la pensée béhavioriste, des Watson, Skinner et de leurs innombrables disciples. La porte d’entrée de ce mouvement a été la mise en place d’une évaluation scolaire hyperanalytique, privilégiant les questionnaires à cocher. Mais alors que la majorité des pays touchés par ce mouvement l’ont laissé jouer sur le terrain local, au niveau du curriculum effectif de l’enseignant et selon son bon vouloir, chez nous, cette approche technocratique s’est diffusée, au plus haut niveau, dans la façon même de construire les programmes. Elle a inspiré la méthodologie d’élaboration du curriculum officiel, celui des programmes d’études établis par le ministère, préoccupés que nous étions d’établir pour chaque enseignant des programmes précis, ³spécifiés², pour parler comme le Livre orange.
Or, l’effet de système d’un tel dispositif de détermination des programmes tend à maintenir les enseignants dans des comportements d’applicateurs, de techniciens, et non de professionnels. L’enseignant, dans sa classe, est le médiateur du curriculum d’études, c’est pourquoi, les résultats obtenus dans l’enseignement, dépendront du type d’enseignant qu’on privilégie. Je l’ai déjà dit, mais il faut le répéter, on n’obtient pas des résultats identiques, quand l’enseignant agit comme un technicien, un applicateur, ou quand il agit comme un professionnel, ayant l’autonomie propre correspondant à ce statut, c’est-à-dire celui du choix des moyens.
La majorité des reproches adressés aux enseignants, ne sont que les conséquences du statut d’applicateur dans lequel on les enferme : peu d’intérêt porté à la pédagogie différenciée, au perfectionnement en cours d’emploi, tendance à renvoyer la résolution des difficultés d’apprentissage à d’autres niveaux ou à d’autres instances, réduction des échanges entre collègues à des commentaires sur les comportements des élèves ou des administrateurs… Tout cela n’est pas le résultat de la mauvaise volonté des personnes, et nous connaissons tous des enseignants admirables qui malgré la pente du système ont des comportements contraires à ceux que j’ai décrits, mais tout cela est le résultat de ce que le système attend d’eux. Il ne suffit donc pas de les inciter à changer, ce sont les verrous qui les maintiennent dans cet état qu’il faut ouvrir.
Ces verrous sont la manière dont les programmes sont formulés et le type d’évaluation privilégié. Les programmes d’études sont formulés de façon à déterminer ce qu’il convient de faire en classe : des objectifs et une cascade de sous-objectifs encadrent cette application. Depuis vingt ans, il n’y a plus d’annuaires édités par le ministère ; il y a, à la place, par exemple pour le primaire, 6000 pages de documents. Personne évidemment ne les lit, mais les manuels, eux, suivent rigoureusement la démarche prévue, comme s’il n’y en avait pas d’autres possibles. Quant à l’évaluation, le type privilégié, et utilisé massivement de bas en haut du système, c’est celui des épreuves, dites objectives ou standardisées, présentant des questions fermées, généralement à choix multiple. Ces instruments élaborés par des spécialistes sont corrigés de façon automatique et ne requièrent pas le jugement des enseignants.
Mais ce n’est pas tout. L’enseignant peut difficilement sortir de cette situation, car il y a un jeu de renforcement réciproque entre la formulation très détaillée de sous objectifs et l’utilisation de ce type d’épreuves d’évaluation. Car, pour mieux encadrer la démarche d’enseignement, on aura tendance à jalonner le parcours en déterminant des objectifs intermédiaires nombreux. Mais la recherche de la fiabilité de l’évaluation conduit, elle aussi, au même point. Pour assurer cette fiabilité, on aura tendance à privilégier des questions fermées, lesquelles commanderont, à leur tour, la détermination d’objectifs intermédiaires nombreux, plus faciles à évaluer. La spirale de cette action de renforcement réciproque, conduit l’enseignant, non seulement à enseigner selon la démarche prévue, mais, ce qui est plus grave, à n’enseigner que ce qui peut être évalué selon ce type d’évaluation. On en arrive ainsi à enseigner ce que valorise ce type d’évaluation, et non à évaluer ce que doit valoriser l’enseignement.
Il faut donc briser ce cercle, qui peut vouer l’enseignement à la médiocrité et réduire l’enseignant au rôle de technicien. Il faut desserrer ces verrous, qui maintiennent les enseignants dans une situation d’applicateur, agissant individuellement, il faut libérer leur espace professionnel, leur rendre la responsabilité des moyens et faire en sorte qu’ils l’exercent collectivement, en équipe. C’est ce que visent certaines dispositions de la réforme du curriculum (mode d’énoncés des programmes qui laissent la détermination des parcours et des moyens aux enseignants, fonctionnement par cycle, compétences transversales…). Mais, c’est l’évidence même, l’essentiel de ces nouvelles tâches ne peut se réaliser que localement, dans la communauté qu’est l’école.
L’école : du contrôle des comportements à l’adhésion aux objectifs, du contrat au pacte
Mais un autre élément renforce la situation d’applicateur de l’enseignant, en ce sens qu’il l’empêche de se comporter comme un professionnel : c’est l’effet du modèle dominant des rapports qui s’est instauré entre gestionnaires et enseignants dans nos écoles. C’est le deuxième exemple que je vous ai annoncé pour illustrer le fait que, depuis 30 ans, nos modèles de référence de la gestion ont surtout été, ceux de la gestion bureaucratique ou technocratique.
Nous mettons souvent le modèle dominant du rapport qui s’est instauré dans nos écoles entre gestionnaires et enseignants sur le compte des conventions collectives de travail, oubliant qu’il est le produit du modèle de gestion que nous avons nous-mêmes privilégié, celui de la gestion bureaucratique qui cherche à établir le contrôle des actions par le contrôle des comportements.
Ceci qui n’est pas évident pour beaucoup, mérite d’être expliqué et décrit. L’enseignant qui a une conscience professionnelle forte veut échapper aux modèles de comportements imposés, il veut conserver son espace d’affirmation propre et cela est légitime. En face de lui, le gestionnaire veut réaliser l’intégration des actions individuelles pour les fins communes. Et cela est, à son tour, légitime, car le gestionnaire se doit de rechercher une telle intégration.
Il y a donc opposition entre la volonté d’intégration du gestionnaire et la volonté d’autonomie de l’enseignant. Mais ce n’est pas cela qui fait problème : une telle opposition est normale. Ce qui fait problème, c’est la forme de contrôle social qu’on privilégie pour réaliser l’intégration. Dans un système bureaucratique, on cherche à réaliser cette intégration par le contrôle des comportements et l’on s’engage alors dans une spirale où gestionnaire et enseignant essaient de renforcer leur pouvoir réciproque par des règles balisées, par des normes prédéterminées.
Pour comprendre ce jeu de renforcement réciproque, il faut comprendre ce qu’est le pouvoir que nous avons sur l’autre. Le pouvoir n’est pas le seul apanage de celui qui exerce le pouvoir hiérarchique, celui sur qui ce pouvoir est exercé en a aussi. Quand ai-je du pouvoir sur quelqu’un ? Quand celui-ci ne connaîtra pas de façon certaine quelle sera ma manière d’agir avec lui. Aussi, le gestionnaire, pour échapper à l’incertitude des comportements imprévisibles de l’enseignant, (car c’est en cela que l’enseignant a du pouvoir sur le gestionnaire), est porté à établir des règles qui baliseront les comportements de l’enseignant. Mais, réciproquement, l’enseignant, pour maintenir son autonomie et limiter l’incertitude et l’arbitraire des interventions du gestionnaire, (car c’est en cela que le gestionnaire a du pouvoir sur l’enseignant), demandera que soient établies des règles qui détermineront ce que, dans telle ou telle situation, le gestionnaire fera, ou ce qu’il aura le droit de faire, par rapport à lui.
Vous voyez donc que dans cette forme de contrôle social qui vise à contrôler les comportements, la logique même de ce que chacun désire, pour étendre son pouvoir et limiter celui de l’autre, conduit à renforcer l’établissement de règles, de normes. Et de cet ensemble de règles qui séparent gestionnaire et enseignant, et que l’un et l’autre ont cependant voulu, chacun essaie de donner une interprétation qui l’avantage et protège sa marge d’autonomie. Pour le gestionnaire, tout ce qui n’est pas inscrit dans la convention collective de travail est possible pour lui, le droit de gérance s’étend au-delà de la délimitation de ces règles. Pour l’enseignant, au contraire, le droit d’intervention du gestionnaire se limite à ce qui est prévu dans la convention, le droit de gérance est strictement délimité par les règles de la convention. Tout cela qui explique la pente d’un système se voit mieux dans l’environnement de l’école publique. Dans les établissements privés, ces conflits sont plus rentrés, mais sont-ils pour autant inexistants ?
C’est la logique même de ce n¦ud de contrôle réciproque du gestionnaire et de l’enseignant qui entraîne et renforce l’intervention d’un tiers, celui du syndicat, et un comportement syndical, lui aussi technocratique et centralisateur. Vous connaissez trop bien tout cela, les règles de contrôle des comportements ont été établies dans le cadre de négociations centralisées et les conventions collectives sont devenues les codes de gestion des écoles. Et ce modèle développé dans les établissements publics s’est diffusé dans les établissements privés, les syndicats de vos établissements appartenant souvent aux mêmes fédérations syndicales que celles du public. Dans un tel système, les conditions relatives à l’emploi sont omniprésentes et les problèmes relatifs à la profession enseignante réduits à ceux des conditions de travail. Dans un tel système, le pouvoir administratif et le contre-pouvoir syndical occupent toute l’arène l’arène et des énergies démesurées dépensées dans ces combats. Deux empires se sont fait face pour obtenir, l’un et l’autre, l’allégeance des enseignants. Les fruits amers de ce bras de fer sont ceux, maintenant bien connus, des luttes vécues dans les systèmes bureaucratiques : l’affaissement du sens institutionnel, la fermeture à l’environnement extérieur, le manque de communication entre les différents groupes, sauf pour réaliser des alliances tactiques.
Or, même si ces batailles se sont apaisées, les défenses montées lors de ces batailles sont encore là. Ceci ne changera pas comme par magie et en tant que directeurs et directrices d’école ou de collège, vous ne pourrez, à vous seuls, briser ces carcans, ces filets qui protègent peut-être l’enseignant, mais qui contribuent aussi à son insignifiance professionnelle. Mais vous pouvez et vous devez contribuer significativement à faire changer les choses, en refusant de mettre toutes vos énergies à jouer ce jeu, en mettant votre intelligence à jouer un autre jeu.
Quel est ce nouveau jeu auquel vous devrez vous consacrer ? Pour instaurer un nouveau jeu, il vous faudra tout d’abord, travailler à restaurer dans votre école le tissu de solidarité réelle et d’échange qui se vit dans une communauté et que l’instauration du système technocratique a affaibli, sinon détruit. Quand je parle de cela, j’évoque souvent la distinction établie par le sociologue allemand Tönnies, entre la forme de vie en commun qu’il appelle la société laquelle privilégie le contrat et l’égalité et la forme de vie en commun qu’il appelle la communauté laquelle privilégie l’échange et la différence. Dans la première forme de vie en commun, dont le prototype est l’entreprise industrielle, les relations entre les membres sont individuelles et contractuelles, et les relations entre les membres et les responsables sont réglées par le contrat et la négociation. Dans la deuxième forme de vie en commun, dont les prototypes sont une communauté d’esprit comme celle d’un club ou une communauté de sang comme celle de la famille, les relations entre les membres sont fondées sur un pacte qui lie des personnes pourtant différentes et le groupe s’enrichit par l’échange et la collaboration. C’est la communauté qui doit être instaurée dans toutes les écoles.
Pour instaurer la communauté dans votre école, vous devrez être persuadés que, pour obtenir la conformité des enseignants à un minimum de normes et leur faire accepter les objectifs institutionnels de leur école et la nécessité de la coopération, il ne faut pas recourir au contrôle des comportements. Au modèle de gestion bureaucratique qui vise le contrôle des comportements, vous devrez en substituer un autre, celui de la gestion par la communauté d’objectifs partagés. Si les enseignants sont des professionnels, ils doivent être traités comme tels parce qu’ils le sont. Des professionnels acceptent de auto-discipliner, mais non de n’importe quelle manière, ils acceptent de s’auto-discipliner, à partir d’objectifs et de finalités qu’ils ont faits leurs.
Quand on se met à réfléchir à ces faits, il /se dégager de façon évidente que le modèle de gestion dans lequel nous nous sommes installés est inspiré des approches technocratiques et bureaucratiques. Mais ne nous sentons pas coupables trop vite. Le choix de ce modèle autour des années 70 était certainement légitime. Quand un État moderne intervient, et qui plus est, quand il veut moderniser rapidement des secteurs de la société, ce qui était le cas pour l’éducation des années 60-70, il privilégie, par souci de rationalité et d’efficacité, une organisation de type bureaucratique et surtout technocratique. Il faut utiliser ces termes sans connotation péjorative, ils ont d’abord une valeur descriptive, celle d’un type de gestion. La logique de ce système se résume dans les actions suivantes que vous connaissez bien parce qu’elles constituent la trame de vos journées : prévoir, préciser, déterminer les processus, encadrer, dire comment il faut faire, contrôler.
L’intervention de type technocratique est d’une grande efficacité, pour atteindre rapidement, sur de grands ensembles, des résultats planifiés. Mais est-elle aussi efficace aux époques d’incertitude ? Dans une telle conjoncture, de petites unités autonomes sont nettement plus adaptées. Et c’est pourquoi on voit partout, de nos jours, les instances centrales pratiquer une plus grande dévolution des pouvoirs vers la base.