Mardi dernier, nous* avons eu l’immense bonheur de passer l’après-midi en compagnie de Thomas De Koninck. Trois heures de pur délice… et de discussions à partir de notre lecture de son livre « Essai sur le devenir humain« . Quel fut notre privilège de pouvoir échanger, « ad libere » avec un homme de son envergure. Je résume sous l’hyperlien plus bas le contenu « des moments les plus intenses » de nos discussions.
* « Nous » étant les directeurs/directrices des écoles primaires privées de la région de Québec…
Quand on le questionne sur ses intentions d’écriture au départ, il affirme vouloir avec ce livre s’approcher de l’essentiel après avoir écrit un ouvrage plus sombre avec un précédent (mais non moins nécessaire, « La nouvelle ignorance et le problème de la culture« ). Il raconte comment ce présent livre est fortement teinté par son souci des jeunes. Il a l’impression qu’en même temps, cet ouvrage lui a permis de contrer le pessimisme que nous entretenons parfois à propos des problèmes que vivent les élèves et les étudiants tout en leur portant une attention plus soutenue.
Le livre s’est écrit assez vite… d’un trait. Les citations (nombreuses) sont venues (se sont imposées, devrait-on dire) pour valider les idées et apporter une convergence dans les propos parce que les auteurs à l’origine de celles-ci ont réfléchi sur les mêmes sujets et ont une opinion plus que valable sur ces questions…
Tout au long de la discussion, l’expression « Mozart assassiné » revient; elle exprime jusqu’à quel point il y a urgence de se demander si ce n’est pas l’affectivité qui est meurtrie quand on utilise cette expression dans le contexte des échecs trop nombreux qui caractérisent certaines expériences en éducation.
Le rehaussement culturel par le curriculum actuel est-il possible dans le contexte où on évacue des programmes le latin, le grec, l’accès aux classiques, etc. (C’est une question qui lui est posée à partir de notre étonnement d’en trouver autant dans son livre) ? Ça lui vient tout seul, ça lui saute aux yeux… Il comprend que ces outils intemporels manquent aux gens qui apprécient les mêmes réalités que lui… L’instrument par excellence de la pensée est la langue et plus elle est pauvre, plus la pensée est pauvre… Cela a des répercussions très importantes sur la démocratie, par exemple… À force de ne plus vouloir faire apprendre « par coeur », il nous arrive d’oublier de faire apprendre tout court. Au passage, l’expression « par coeur » lui semble très appropriée parce que ça nous reste dans le coeur ! Peu importe où c’est logé, il faut que les apprentissages fassent du sens à l’intérieur de l’individu !
Pour ce qui est de l’écriture, il pose la question du pourquoi on remarque tant de déficiences dans la qualité de la langue écrite… Nous tentons une réponse : nous ne faisons peut-être pas assez écrire parce que nous sommes centrés sur le travail que ça donne de faire écrire en terme de corrections ! OUF, nous osons dire… On n’a qu’à penser au nombre de personnes qui appauvrissent leur langue pour se « descendre au niveau » des interlocuteurs devant eux !
Une autre question porte sur l’enfant-roi… et sur les efforts à faire pour apprendre. Citation de Julien Green sur le plaisir de lire de façon clandestine :
«Presque tous les enfants sont des poètes, c’est-à-dire qu’ils ont souvent un sens assez profond du mystère; ils sont dans un monde un peu comme des étrangers qui arrivent dans un pays où ils n’avaient jamais mis les pieds, et ils regardent autour d’eux avec beaucoup d’étonnement. Le but de l’éducation est de faire peu à peu disparaître cet étonnement en expliquant à l’enfant le sens de ce qui l’étonne. Et peu à peu il grandit et se sent tout à fait chez lui dans un monde où plus rien ne peut l’étonner. Et c’est ainsi que meurent les poètes.
(Mon premier livre en anglais, p.63, in L’apprenti psychiatre, Livre de Poche n° 5006)»
Celui qui a connu cela… il est sauvé. Ce ne serait pas un effort si très tôt, il découvrait ce plaisir de lire ! La passion de lire rend la lecture exempte d’effort. L’image rend passif, la lecture rend interactif. Un grand film laisse de la place à l’imagination. Une oeuvre qui rend passif rend paresseux ! L’imagination, c’est capital ! Alors, tout devient une question de confiance en soi… À tout leur donner, on ne leur permet pas de prendre confiance… Et ici, un extrait du livre :
«Or le manque de confiance en soi est la pire des infirmités pour la vie à venir, de l’esprit comme du coeur. L’image de soi résulte en majeure partie de la reconnaissance, ou de l’absence de reconnaissance, par autrui.»
Il revient ensuite sur le pouvoir du dialogue… Poser des questions et communiquer, sinon, on revient au « Mozart assassiné » pour une question réprimée où on se moque de la personne qui ne choisit pas une question remplie de sens pour les personnes qui sont autour de la table ou dans la classe !
«Le premier défi de l’enseignement est, en effet, bien plutôt, de faire naître l’enthousiasme. Il faut cultiver par tous les moyens l’intérêt, provoquer le besoin d’apprendre, éveiller la passion de connaître, le sens de l’urgence des questions, susciter la joie de la découverte. Il faut savoir ménager l’attente, de ne pas tout dire d’emblée mais en dire assez pour que l’étudiante ou l’étudiant nourrisse la passion de parfaire son propre apprentissage.»
Sur notre rôle de directeur donc : se centrer sur l’enthousiasme et la dignité (l’ami qui est un autre soi) !
À force de vivre le curieux comme un dyslexique, on les empêche de voir la beauté… et de faire les liens par rapport à l’émerveillement. C’est une vertu en péril de qui tout part. Tuer cela et vous êtes le pire des assassins !
«Le curieux est irrémédiablement dyslexique, sans cesse à la poursuite du neuf qui est vieux aussitôt vu : il fuit et se fuit.»
Il n’y a pas de liberté pour l’ignorant… pour que le choix soit valable, donc, que nous puissions exercer notre liberté, il doit y avoir des alternatives :
«Une norme ne devient efficace que dans la mesure où une conscience décide de la faire sienne, c’est-à-dire d’en faire une condition de l’action. Il ne suffit donc pas que la norme existe, il faut que nous l’assumions, nous la donnions à nous-même comme une loi intérieure. Ce qui n’est possible qu’en vertu de notre liberté.»
Enfin le coeur du livre selon moi :
«Le véritable apprendre est un prendre suprêmement remarquable, un prendre dans lequel celui qui prend ne prend que ce qu’au fond il a déjà. À cet apprendre, correspond aussi l’enseigner. Enseigner, c’est donner, offrir.»
Et cette définition du paradigme de l’apprentissage selon moi (citation de Nietzsche) : «Le principe suprême de toute éducation : n’offrir un mets qu’à ceux qui ont faim».