«La caractéristique la plus frappante de ceux qui sont l’autorité est qu’ils n’ont pas de pouvoir.»
Cette citation est issue d’un essai écrit par Hannah Arendt («Qu’est-ce que l’autorité?», La Crise de la culture) en 1968. Elle présente l’essentiel de ce qui m’importe dans ce carnet Web: écrire librement en n’exerçant aucun pouvoir réel, si ce n’est celui de me trouver davantage de billet en billet. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas conscient d’exercer une certaine influence en publiant sur le Web le résultat de mes découvertes et réflexions…
Cela dit, depuis hier, la notion d’autorité sur Internet ne cesse d’occuper mes pensées. Il faut dire qu’entre Noël et le Jour de l’an, j’ai du temps pour penser… Hier donc, je réfléchissais tout haut à la nécessité de comprendre pourquoi on se devait de prévoir une stratégie pour satisfaire les besoins d’une formation à la culture de l’information dans le contexte de la montée en puissance du rayonnement du Web participatif où le contenu généré par les usagers prend tellement d’importance. J’ai relu le texte d’une conférence donnée par Georges Leroux qui m’avait beaucoup inspiré en matière de confiance et d’autorité. Le philosophe exprime ici son intention de ce 6 mai 2005:
«Je voudrais dans cette rencontre tenter de discuter l’urgence d’une réhabilitation de l’autorité. Pour cela, il semble essentiel de réfléchir à l’essence de l’autorité selon des modèles différents de ceux qui sont aujourd’hui rejetés. L’autorité hiérarchique conduit à une coercition basée sur le contrôle et la sanction, alors qu’une autorité pédagogique, réinterprétée au sens fort, doit être conçue comme une introduction à un monde de personnes égales.»
On comprendra facilement pourquoi je garde frais en ma mémoire ce texte d’une grande qualité. Ses explications de l’origine de «la crise contemporaine de l’autorité» (sur le Web comme en éducation) me paraît être lumineuse:
«Nous savons tous que l’enjeu de l’autorité aujourd’hui est d’abord l’enjeu des médiations nouvelles de la loi, de la norme, et du sens en général.
Cette «médiation nouvelle» que constitue la capacité de «n’importe qui» d’exprimer davantage que «n’importe quand» auparavant, «n’importe quoi» commande que nous essayons de se délivrer du «tout se vaut» ou du «tout est placé sur le même plan», même si nous sommes en marche vers «un monde de personnes [de plus en plus] égales». Georges Leroux parlait dans sa conférence des «communautés d’adhésion». J’aime beaucoup cette idée que ce sont ces ensembles organisés qui ont le plus de chances de «sauver l’autorité» dans «les écoles, comme dans nos sociétés». Pour ce qui est de la notion de communauté, je ne crois pas nécessaire d’en ajouter puisque je développe beaucoup ce sujet ici, mais regardons ce que M. Leroux écrit à propos de l’adhésion…
«Une autorité sans adhésion est de fait une autorité impossible. Les jeunes veulent se construire eux-mêmes, l’individu libéral veut maintenir son pouvoir d’initiative sans limites, les couples veulent pouvoir se reformer sans surmoi parental, mais dans toutes ces situations le renouvellement de l’autorité va exiger de l’avenir une confiance, une adhésion. Arendt pensait que seules la tradition et la religion pouvaient fonder l’autorité, et elle était donc très pessimiste; Alain Renaut évoque de son côté la disparition irréversible de l’autorité et il dit que partout le pouvoir est désormais mis à nu, c’est-à-dire exercé pour lui-même. Mais c’est oublier que la modernité est le processus par lequel la démocratie consent au pouvoir son autorité, à partir de l’égalité et de la liberté de tous.»
Concrètement, je cherche depuis ce matin à mieux délimiter les contours de ce qui fait «autorité» dans ma communauté d’adhésion sur Internet. Je pense à ma blogosphère et aux deux composantes de ma «Twittosphère», les gens que je lis et ceux qui me lisent, en particulier. Je viens de lire, par exemple, ce billet sur TechCrunch qui suit celui d’hier sur l’annonce du lancement de Twitority et je trouve qu’on progresse quand on attribue plus d’importance aux entrées sur Twitter qui sont reprises par d’autres qu’à la somme des gens qui nous lisent pour tenter de calibrer «notre autorité» sur Twitter.
Mais qu’en est-il dans une blogosphère? Patricia Tessier a attiré mon attention cette après-midi sur un billet de Vincent Abry qui mène à un genre de palmarès (Top 100 qui en contient 45 au moment de publier ici) en construction des «jeunes blogueurs américains» de qui on pourrait dire qu’ils ont «une certaine autorité». Vincent identifie «la potion magique» qui sert de référence au classement dans ce contexte où Carl Ocab (un «KidBlogger» de 15 ans des Philippines) avait besoin de se servir de critères pour le fabriquer:
- «L’âge compte pour: 20%
- Google PR: 25%
- Technorati: 30%
- Alexa: 25%»
Que penser de «cette potion magique»? J’utiliserais quoi comme critères pour essayer de situer «l’autorité» des blogueurs qui composent ma blogosphère. Est-ce que c’est pertinent de vouloir caractériser ainsi une blogosphère? Autant de questions qui se posent…
À court terme, j’aime mieux me concentrer sur ce billet de Dan Gillmor qui identifie quelques principes qui devraient nous guider dans le comportement à adopter face à ce qu’il appelle la «new kind of media literacy». De fait, le billet de Gillmor est un essai publié dans le contexte d’un projet du Berkman Center for Internet and Society de l’Université d’Harvard. Voici les critères qu’il propose dans un esprit le plus proactif possible:
En tant que consommateur
- «Be skeptical of absolutely everything
- Although skepticism is essential, don’t be equally skeptical of everything
- Go outside your personal comfort zone
- Ask more questions
- Understand and learn media techniques
En tant que producteur
- Do your homework, and then do some more
- Get it right, every time
- Be fair to everyone
- Think independently, especially of your own biases
- Practice and demand transparency»
L’objectif de Gillmor vise à augmenter l’imputabilité et la crédibilité de cette immense conversation médiatique au moment où on parle de plus en plus de démocratisation des médias:
«This democratization gives people who have been mere consumers the ability to be creators. With few exceptions, we are all becoming the latter as well as the former, though to varying degrees.»
Est-ce qu’il serait possible d’intégrer dans des critères ces prescriptions de Gillmor? Dans quelle mesure l’appropriation de ces comportements peut-elle augmenter votre «autorité» dans la communauté d’adhésion? Encore ici, j’ai plus de questions que de réponses. Sans compter que pour évaluer le respect de ces critères, il y aurait beaucoup de travail à faire…
D’un point de vue blogue uniquement, il est certain que les gens vers lesquels je pointe compte pour moi. De la même façon qu’il y a une valeur ajoutée à une entrée Twitter republiée par un autre internaute, il faut accorder de l’importance aux hyperliens qu’un blogue récolte. En ce sens, l’indice d’autorité de Technorati est un facteur intéressant. Le Page Rank de Google me paraît être un élément incontournable également et la qualité autant que le volume de son lectorat doit entrer en ligne de compte aussi.
Est-ce qu’à ce stade-ci on aurait tous les éléments pouvant entrer en ligne de compte pour évaluer «l’autorité» d’un internaute du Web participatif? Resterait à ce moment à relativiser l’importance de chacun des items par rapport aux autres et trouver une façon de les mesurer efficacement. Ce n’est pas demain la veille qu’on aura la possibilité d’identifier clairement cette autorité…
Tags: "...à où je m'en vais" "Some posts with English content" LesExplorateursduWeb Partageons le savoir
…et, question plus générale, pourquoi serait-il nécessaire de mesurer efficacement… ou d’identifier clairement cette autorité »?
…est-ce que ce n’est pas précisément une des forces de la blogosphère d’être « floue » à cet égard et de forcer un peu plus que les médias traditionnels à être « skeptical of absolutely everything »?
Deux questions de plus!
Questions très pertinentes de Clément Laberge…
Il est important de s’interroger sur l’identité de la blogosphère. Doit-elle être le reflet du modèle libéral de notre société ou justement a-t-elle le pouvoir de se distinguer grâce au caractère plus anonyme des blogueurs, «plus floue» comme le disait M. Laberge?
La société est contrôlée par des rapports de force, les relations entre individus et institutions sont dictées par les standards hiérarchiques, tandis que la blogosphère procure à quiconque l’opportunité de produire du contenu. Une seule condition s’impose: un accès à un ordinateur branché à Internet. Ainsi pour participer à un débat, pour mettre de l’avant des idées ou des initiatives, les limites sont moindres au sein de la blogosphère que dans la société. Ainsi, avec l’élimination des barrières sur le Web, les chances pour un citoyen d’entrer en contact avec un expert d’une certaine notoriété qui possède un blogue sont beaucoup plus élevées dans que hors de la blogosphère.
Évidemment si on parle d’influence, certains blogueurs en possèdent plus que d’autres, soit en raison de leur niveau d’expertise ou de l’étendu de leurs connaissances dans un domaine. Par contre, je suis convaincue du pouvoir collectif d’une communauté de blogueurs autour d’un même sujet. La blogosphère permet aux acteurs d’un domaine commun de se rassembler et de discuter librement des enjeux de l’heure. Étant donné que les rapports d’autorité sont moins présents sur le Web, je crois qu’un individu est plus en contrôle de ses opinions, et peut ainsi acquérir une autorité au sein d’un domaine spécifique.
En outre, quand vous dites M. Asselin qu’écrire librement ne vous confère pas plus de pouvoir mais vous permet de vous connaître davantage. À mes yeux, si la blogosphère permet aux individus de s’exprimer librement et ainsi de renforcer leur confiance en eux, alors oui, ils ont déjà une longueur d’avance sur toutes les personnes brimées qui n’ont pas le pouvoir de s’exprimer…
Si nous pouvons développer la blogosphère en invitant les citoyens de notre société à y participer, alors déjà, nous pourrons offrir un espace démocratique où chacun possède un certain pouvoir…
Votre réflexion est très stimulante et fort appropriée.
J’aime bien les questions de m. Laberge,
Je me sens assez à l’aise avec les distinctions de Georges Leroux concernant l’autorité hiérarchique et l’autorité pédagogique
Je me demande jusqu’à quel point le fait de vouloir quantifier une autorité qui serait de type « pédagogique » (réflexions poussées d’un blogueur) ne risque pas de nous entraîner dans une nouvelle forme d’autorité « hièrarchique » où cette fois les instruments qui légitiment l’autorité seraient « technorati » ou « twitter » ou ????